2. – Ennode à Florus

Première lettre à Florus 1152 , ami d’Ennode, avocat et brillant orateur. Ennode regrette, non sans ironie, d’avoir provoqué la colère de Florus qu’il présente ici comme un vigoureux polémiste. Qu’il daigne pardonner l’audace d’un jeune homme imprudent, d’origine gauloise qui plus est, et qu’il se contente de transmettre ses amitiés à Faustus.

1. Je sais que j’ai entrepris une tâche difficile1153 et que je porte sur mes frêles épaules un lourd fardeau depuis que j’ai excité par les aiguillons de mes paroles ta Grandeur bien disposée en ce qui me concerne1154. C’est ainsi que la faible jeunesse harcèle des fauves aux crocs menaçants1155 et croit, en lançant des défis au dessus de ses forces, que ce qu’elle souhaite faire advenir est un spectacle, non un combat. Ainsi, un esprit qui n’a pas l’expérience de la lutte doit, avant le danger, avoir du goût pour les combats. 2. Le lion plein de rage et le fauve que nourrit la Libye sont, je crois, plus doux que toi lorsque tu parles. Quelle ignorance m’a emporté ?1156 Quel bouillonnement de l’âme1157 m’a éloigné de la connaissance de ta personne et a mené mes pas dans le mauvais chemin au point de me laisser ignorer ce que devait répondre à mes attaques celui que j’agressais, lui qui prend toujours l’initiative des affronts, qui n’a jamais mérité d’être relégué au second rang dans les exercices d’invectives1158 ? 3. Tu es certainement le plus exercé 1159 à médire des clercs, toi qui leur a toujours montré les morsures d’une dent jeune et incisive1160, toi à qui même une vie menée à la perfection n’a pas eu la chance d’échapper, toi devant qui a cédé toute science et devant qui a fui l’ensemble des religieux comme s’il s’agissait de l’astre d’une comète. C’est un tel homme que moi, extravagant au front débile, j’ai réveillé ! 4. Avec la confiance qui m’aurait fait inciter les vents à souffler, les fleuves à couler, mon cher Faustus à déployer son éloquence1161, je t’ai provoqué à la loquacité, malgré la pauvreté1162 de mon éloquence, avec les éperons ferrés des mots1163. Pardonne, je t’en prie, et – ce que tu considères chez d’autres comme un défaut – observe en faveur de ceux qui t’aiment le mutisme du mépris, abstiens-toi de répondre, condamne par le dédain celui qui te provoque ; que se mesure avec toi celui qui sort des rangs de la Curie : mais en face d’un Gaulois de souche, tais-toi donc1164 ! Qu’il soit châtié, si tu es supérieur, par un silence vengeur1165. 5. Prends garde, mon cher Seigneur, à ne pas commencer à passer pour un homme de peu en le disputant en loquacité à plus petit que toi ! Car quelle peine y a-t-il à dominer celui qui gît à terre en ce domaine et à remporter le triomphe sur celui qui reconnaît son infériorité avant le combat ? Malgré tout, sois pour moi, auprès du Seigneur Faustus, l’agrafe1166 de mon affection si tu tiens à éviter des plaintes, si mesquines et rustiques soient-elles.

Notes
1152.

Ami d’Ennode et redoutable orateur. De famille noble, Florus se trouve, avec Castorius (voir epist. 1, 11), dans l’entourage de Faustus dont il est le protégé au moins jusqu’en 503. En 510, il exerce encore la charge d’avocat avec Decoratus à Ravenne. Mais il lui arrive aussi de plaider en Ligurie où il demande l’intervention d’Ennode pour récupérer ses honoraires (voir epist. 7, 6 ; 7, 10). Contrairement à l’indication de la Prosopographie chrétienne du Bas-Empire (voir PCBE II, p. 852), il est peu probable que Florus soit un clerc (voir note 8). Notons enfin que l’epist. 8, 12, 2 évoque « sa fille », son épouse « dont il espère des fils » et son « frère » (voir PLRE, « Florus 4 », p. 482).

1153.

Tér. Phorm. 72-3 : (…) prouinciam / Cepisti duram ! : « la dure mission dont tu t’es chargé là ! » (trad. J. Marouzeau). La présence d’expressions de Térence n’est pas étonnante car il faisait partie, avec Cicéron, Virgile et Salluste, du « quadrige » des auteurs classiques enseignés dans les écoles de l’Antiquité tardive (voir commentaire, chapitre 4, p. 127). Symmaque, dont nous savons l’influence sur Ennode, cite aussi Térence qu’il appelle noster comicus (voir Symm. epist. 9, 84). Le statut de Térence est paradoxal à l’époque tardive : s’il jouit d’un succès plus grand qu’aux siècles précédents, sa métrique est de moins en moins comprise. Alors que plusieurs manuscrits médiévaux transmettent ses pièces comme de la prose, Rufin d’Antioche, dès le Ve siècle, et Priscien, au début du VIe siècle, sont contraints de préciser que celles-ci sont en vers.

1154.

<tantum> quantum ad me <attinet>. Cette expression sous-entend que Florus est redoutable envers les autres.

1155.

L’eloquentia canina caractérise souvent l’éloquence des hommes injustes (voir Y. Rivière, Les délateurs sous l’Empire romain, 2002, p. 74-88 : « l’eloquentia canina »). Elle fait allusion à une expression sallustéenne (hist. frg. 4, 54 : canina facundia).

1156.

 Verg. Aen. 2, 317 : furor iraque mentem praecipitant (« le délire et la colère emportent ma raison »).

1157.

 Cic. Tusc. 4, 24 : feruor animi (« agitation de l’âme »).

1158.

 Si Florus peut-être est un vigoureux polémiste, Ennode cherche surtout dans ces lignes à flatter son correspondant et à faire l’économie d’un affrontement qui ne l’intéresse pas.

1159.

 L’expression clericorum exercitatissimus maledictor ne signifie pas forcément que Florus soit « le clerc le plus exercé quand il s’agit de critiquer ». D’autres passages qui célèbrent la verve de cet orateur nous incitent plutôt à comprendre qu’il est « le plus exercé quand il s’agit de critiquer les clercs » (l’adjectif maledictor étant suivi du génitif). Quelques lignes plus loin, Ennode écrit en effet que Florus « les » a tous vaincus, lui « qu’a fui l’ensemble des religieux comme l’astre d’une comète ».

1160.

Cette image file la métaphore de la bête sauvage et fait directement écho à la comparaison initiale avec « le lion enragé et le fauve que nourrit la Libye ».

1161.

Ennode paraît s’inspirer librement d’une phrase d’Ausone : voir Auson. epist. 12 à Symmaque (= Symm. epist. 1, 32, 5) : eadem opera et Musas hortabor, ut canant et maria, ut effluant et auras, ut uigeant et ignes, ut caleant admonebo et, si quid inuitis quoque nobis natura fit, superfluus instigator agitabo ; « Du même coup, j’exhorterai les Muses à chanter, j’engagerai les mers à se répandre, les souffles de l’air à déployer leurs forces, les flammes à réchauffer, et de tout ce que produit la nature, aussi bien à notre corps défendant, je serai l’inutile mouche du coche » (trad. J.-P. Callu). Ce texte d’Ausone représentait sans doute un modèle aux yeux d’Ennode qui l’imite souvent : epist. 1, 2, 4 ; 4, 2 ; 16, 3 ; 2, 19, 1 ; 19, 5 ; 5, 1, 4.

1162.

Sens poétique de parcus : peu abondant, modéré, petit, faible. Toutefois, parcus signifie d’abord « économe », « sobre » (Cic. orat. 81 : in transferendis uerecundus et parcus : « discret et économe dans l’emploi métaphorique des mots » ; Symm. epist. 9, 110 : stili tam parcus : « malgré la si grande sobriété de ton style »). Ennode pourrait employer parcus dans ce sens. Il dirait : « bien que j’aie fait l’économie des éperons ferrés de mes mots », autrement dit « tout en faisant l’économie des éperons ferrés de mes mots ».

1163.

Si le début de cette phrase s’inspire d’une épître d’Ausone, la dernière partie (loquendi parcus ferratis uerborum calcibus animaui) fait écho à une expression de Symmaque (eloquentissimus iuuenis (…) proximis facundiae calcibus urguet parentem) déjà présente dans l’epist. 1, 1, 5 d’Ennode (voir p. 296, note 4).

1164.

Cet éloge du silence, peu commun dans la Correspondance, rappelle l’amor taciturnitatis de l’epist. 1, 16, 6 et la silentii gratia de l’epist. 2, 28, 2, deux lettres chargées d’ironie. Il révèle donc le ton ironique de ce texte.

1165.

Symm. epist. 1, 65 : [non] metuitis ne uos talione silentii mordeamus ; « (…) sans craindre, pour autant, d’être atteint par un silence vengeur » (trad. J.-P. Callu).

1166.

L’image de la fibula employée dans le sens métaphorique de « lien » est fréquente dans la latinité tardive (Tert. resurr. 40 : substantiarum fibula ; Hier. in Is. 19, 25 : benedictionis fibula). On la retrouve sept fois dans l’œuvre d’Ennode : epist. 1, 2, 3 (amoris mei fibula) ; epist. 2, 6, 2 (utriusque bybliothecae fibula) ; epist. 2, 13, 5 (ad caritatis fibulam) ; opusc. 2, 12 (rhetorica fibula) ; opusc. 2, 78 (fibula religionis) ; dict. 1, 25 (boni utriusque fibula) ; dict. 8, 5 (nostri germinis fibula).