3. – Ennode à Faustus

Première lettre à Faustus, principal correspondant d’Ennode et questeur du palais à Ravenne. Ennode se félicite de son insistance qui lui a permis de recevoir des nouvelles de Faustus. Mais pourquoi lui cacher les malheurs qui accablent Rome ? Faustus doit la vérité à ses proches : la franchise est indispensable à l’amitié épistolaire, surtout dans les périls présents (il s’agit des troubles consécutifs au schisme laurentien 1171 ) .

1. La cause de mon désir a été plaidée avec succès au bénéfice de mes plaintes ; l’impudence a obtenu ce que ne procurait pas la politesse1172. J’ai fini par gagner1173 l’affection d’un cœur pur que dissimulait un habile silence ; j’ai mis un terme à une discrétion qui avait été ménagée pour attiser mon ardeur. En envoyant sans cesse des pages sans valeur, j’ai reçu le prix du vainqueur. Ainsi la terre féconde donne-t-elle au laboureur le salaire de son travail quand il a tourné et retourné les mottes et, de chaque germe, la glèbe enfante une noble moisson ; ainsi1174 répondent à la voix d’un seul homme les antres secrets des montagnes et quand son faible cri s’éteint, les éléments manifestent leur puissance1175. 2. Ayant obéi, ce faisant, aux oracles de l’Évangile1176, j’ai recueilli le fruit de ce précepte conforme à la vérité, qui enseigne que, pour qui frappe souvent à sa porte, Dieu se lève et accordea 1177, sinon pour son mérite, du moins pour son importunité. Que cesse ensuite la discussion faussement sage des gens privés de foi1178 ! Dans les périls présents1179, fort de mon témoignage, je me porte garant de l’honnêteté de ma pensée. Par des demandes insistantes, j’ai obtenu ce que je souhaitais : il a été accordé à l’assiduité1180 de mes prières ce qui était refusé à leur examen. 3. Je vous dois amitié, mes chères plaintes, vous que j’aimerai1181 davantage dès lors que vous permettez d’exaucer mes vœux. Bien que vous tiriez votre origine d’une douleur sincère, depuis que vous l’avez emporté, je commencerai souvent par vous, même sans être blessé.

En accueillant les propos rassurants de votre entretien épistolaire, je vous rends et vous témoigne grâce de vous être longtemps refusé à me faire part de tristes événements. 4. Vous avez peut-être fait cela pour répondre au vœu et à l’empressement1182 de celui qui vous consulte. Mais j’impute à mes péchés d’avoir été ballotté par des angoisses encore plus grandes, quand vous vous absteniez de m’entretenir. Je suis le seul pour qui les précautions tournent en sens contraire quand, dans l’affliction, je crois toujours plus grave ce que l’on tait parce que, à mon avis, on échange souvent des propos sur les maladies banales alors que l’imminence de la mort impose un silence qu’il faudra vite rompre1183. Rendons grâce à Dieu dont la clémence permet que les événements qui paraissent pénibles tournent bien et qui fait1184 passer au-delà, par sa miséricorde, les malheurs que nous pensions voir advenir à cause de notre démérite1185. 5. J’aurais pourtant souhaité que votre estime eût porté à ma modeste personne une affection telle que, m’ayant souvent associé aux joies, vous eussiez choisi de me faire aussi partager les malheurs. Pensez-vous vraiment que je porterais une telle faveur à mon crédit si j’étais exclu des inquiétudes de votre cœur, comme un ami dans lequel vous n’auriez pas confiance ? Il n’est pas naturel chez vous, à ce que je vois, de prendre en compte mes conseils. Quant à moi, j’estime avoir perdu votre faveur à moins que vous ne la nourrissiez en me faisant part de toutes vos préoccupations. 6. Cessez, je vous en prie, de me ménager sur ce point, alors que j’aspire tant à vos paroles. Car si m’étaient refusés les entretiens que je désire, je me fendillerais comme une terre qui ne reçoit aucune eau du ciel et dont les veines ne s’imprègnent d’aucune substance liquide1186 dont elle pourrait nourrir les pousses du blé nouveau-né, avant d’offrir de lourds épis à la faux. De même qu’un poisson, sorti de l’eau, ne peut vivre privé de son environnement vital, de même, moi, si je suis privé des flots de votre entretien, je me meurs. Que d’autres recherchent de quoi se délecter ! Moi, je demande les biens qui se rapportent à l’âme. Ce n’est pas tant des délices que le salutque me procurent1187 vos paroles 1188 . 7. Je dis la chose sans la colorer du moindre fard, sans la peindre d’aucun nuage trompeur car je ne suis pas habile à simuler1189 : j’ai jugé une partie de ma vie retranchée quand vous gardiez le silence. Vous affirmez que ce n’est pas la bonne manière d’être fidèle si c’est par vous qu’est portée à mes oreilles la nouvelle de malheurs que tout le monde doit déplorer. Comme s’il était permis à un Chrétien d’ignorer le mal1190 sous lequel Rome succombe1191 ! 8. Les nations barbares, même éloignées de notre frontière presque par la terre entière, se lamentent continuellement sur ces malheurs, je crois, et prêtent leurs larmes pour notre consolation. Votre Grandeur refuse de se faire le messager d’une telle affaire sans doute pour que les plans diaboliques1192 des colporteurs de mensonges puissent mentir en toute sécurité pour ma perte, de sorte qu’il n’y ait personne à la sincérité de qui je puisse m’en remettre après tous ces racontars, personne qui puisse soutenir mon esprit en me montrant la vérité. Gardez-vous de le faire, mon cher Seigneur, il en va autrement entre vous et moi1193. 9. Une chose est le forum, autre chose est la salle à manger1194. Que les gens de votre maison 1195 puissent t’entendre retracer ce que tu as appris dans les conversations officielles ! Nourrissez de l’aliment de vos rapports épistolaires les sentiments de ceux qui vous sont soumis et les esprits que vous jugez fidèles, afin que les cœurs affamés de vos amis ne meurent pas d’avoir été privés de tels mets !

Notes
1171.

À la mort du pape Anastase, en 498, la légitimité de son successeur, Symmaque, fut contestée par l’élection d’un rival, Laurent, l’archiprêtre de Sainte-Praxède. L’affrontement entre les deux factions connut son paroxysme avec les accusations d’immoralité, d’incompétence et de malhonnêteté portées contre le pape au moment où, selon le Liber pontificalis, ses partisans étaient massacrés en plein centre de Rome (Lib. pontif. 53. 5, p. 260-261 : « Symmachus (498-514) »). Plusieurs indices montrent qu’Ennode et Faustus comptaient parmi les plus fidèles soutiens de Symmaque (voir commentaire, chapitre 6, p. 185 sq.).

1172.

Il nous semble que l’inpudentia et l’urbanitas se rapportent à Ennode. Toutefois, il pourrait s’agir de l’urbanitas de Faustus qui n’aurait pas répondu pour ne pas donner de trop tristes nouvelles.

1173.

Le verbe elicere (« attirer ») contient peut-être une référence discrète à « Jupiter Elicius ». Ennode exprimerait ainsi l’ingéniosité de son insistance. On sait en effet qu’un autel avait été consacré à Iuppiter Elicius sur l’Aventin où le roi Numa avait contraint Faunus et Picus à lui révéler le moyen d’« attirer » Jupiter afin de connaître le rite permettant de conjurer la foudre (voir Ov. fast. 3, 328 ; Liv. 1, 20, 7).

1174.

L’intention poétique d’Ennode apparaît dans le vocabulaire champêtre, dans les sonorités (voir les rimes internes : sic/sic, et/et, caespitibus/germinibus, terra/gleba/secreta/elementa, etc.) et dans des réminiscences virgiliennes (voir note suivante). Si l’attitude d’Ennode à l’égard de Faustus ressemble à celle de Virgile à l’égard de Mécène, plusieurs métaphores agraires rappellent également l’univers des Géorgiques (le travail du labour, la terre fertile, le sol desséché). Mais la référence à Virgile dépasse le champ poétique : présenté par Ennode comme le doctorum radix, formator eloquii (epist. 1, 18, 3), il était considéré dans l’Antiquité tardive comme un modèle d’éloquence (voir Macr. Sat. 5, 1, 7). Pour son influence sur les auteurs chrétiens, voir J. Veremans, « La présence de Virgile dans l’œuvre de Sidoine Apollinaire évêque de Clermond-Ferrand », Instrumenta patristica XXIII, 1991, p. 491-502.

1175.
Cette évocation poétique de l’écho fait penser à Virgile (georg. 4, 49-50 : … ubi concaua pulsu / Saxa sonant uocisque offensa resultat imago ; « … Où des roches creuses sont pleines de sonorités dont le choc contre la pierre est répercuté par l’écho », trad. E. de Saint-Denis). Sur le thème de l’écho, voir aussi l’excellente analyse d’A. Gigandet sur l’écho chez Lucrèce (4, 572-594) et dans la littérature antique (A. Gigandet, Fama deum. Lucrèce et les raisons du mythe, 1998, p. 286-289 : « les voix d’Écho »).
1176.

Les euangelicis oraculis s’opposent aux propheticis oraculis qui sont l’objet d’une violente condamnation dans l’epist. 2, 12, 1 à Astyrius.

1177.

L’idée que l’insistance, même opportune, permet d’obtenir ce qui est désiré est un thème récurrent dans la Correspondance. Elle traduit une invitation à l’action qui est un objectif majeur des épîtres (sur le rôle des épîtres dans l’action politique, voir par exemple J. Boès, La philosophie et l’action dans la Correspondance de Cicéron, 1990 ; voir aussi notre commentaire, chapitre 7, p. 206).

1178.

Le terme infidelium désigne d’ordinaire « ceux qui n’ont pas la foi », « les non-chrétiens », c’est-à-dire « les païens » (Cypr. epist. 30, 3 ; Aug. serm. 168, 7, 8 ; Hier. epist. 107, 1). L’expression facessat infidelium discussio pourrait être ainsi rapprochée d’une autre phrase d’Ennode : cessent anilium commenta poetarum, fabulosa repudietur antiquitas (epist. 1, 9, 4). Mais dans l’epist. 1, 3, le contexte du schisme laurentien nous incite à comprendre différemment le terme infidelium qui fait allusion, croyons-nous, aux chrétiens de mauvaise foi, les adversaires de Symmaque, de Faustus et d’Ennode, c’est-à-dire les schismatiques.

1179.

L’expression condensée du genre épistolaire mais peut-être aussi la prudence obligent Ennode à s’en tenir à des allusions concernant le schisme laurentien : periclis praesentibus / tristium / aduersa / malum cui Roma subcumbit… Le lien entre les « malheurs présents » et le schisme rappelle l’exorde du Traité de la prescription contre les hérétiques de Tertullien (voir praescr. 1 : condicio praesentium temporum etiam hanc admonitionem prouocat nostram non oportere nos mirari super haereses istas…« La condition des temps présents m’oblige encore à rappeler qu’il ne faut pas nous émouvoir de ces hérésies… », trad. P. de Labriolle).

1180.

L’expression precum adsiduitas est employée par Ennode dans l’epist. 2, 15, 6 à sa sœur Euprepia pour désigner la fréquence des prières à Dieu. Le thème de l’adsiduitas, qui est un lieu commun de l’écriture épistolaire, exprime d’ordinaire l’intensité de la relation entre deux correspondants : voir Symm. epist. 3, 44 : adsiduitas litterarum mearum ; 3, 61 : adsiduitas epistularum tuarum ; 3, 70 : adsiduitas adfatuum.

1181.

Le futur amabo peut s’expliquer par deux hypothèses : nous pensons qu’il exprime ici une idée de répétition que l’on trouve déjà dans la langue classique (voir Ernout-Thomas, p. 226, § 246 : « le futur a parfois une valeur atemporelle pour l’expression d’une vérité générale »). Mais il pourrait avoir aussi la valeur d’un subjonctif présent à valeur causale ; en effet, « à l’époque où écrivait saint Avit, la confusion entre le futur et le subjonctif présent était générale » (voir Goelzer,Avit p. 25).

1182.

L’archétype de cette expression est peut-être symmachien : Symm. epist. 5, 15 : uoto et studiis meis.

1183.

L’adjectif verbal en -ndus a la valeur d’un participe futur passif : « cet emploi, qui s’est surtout développé dans le latin ecclésiastique, est des plus fréquents chez saint Avit » (voir Goelzer,Avit p. 314).

1184.

Facere, employé avec l’accusatif et l’infinitif passif, introduit un type de « proposition infinitive qu’on pourrait appeler impérative » (voir Dubois, p. 464). Il y a trois autres exemples de cette construction dans les livres 1 et 2 : epist. 1, 7, 2 : facinus credi facis ; 1, 14, 6 : ea indicari faciat ; 1, 22, 3 : denegari paginas faciat.

1185.

Sur ce sens de meritum, voir V. Zarini, « À la plus grande gloire de Martin ? », 2002, p. 253, note 32.

1186.

Voir Symm. epist. 1, 33 : Aiunt cocleas, cum sitiunt umoris atque illis de caelo nihil liquitur, suco proprio uictitare ; « Les escargots, dit-on, quand ils ont soif d’humidité et que nul liquide ne leur tombe du ciel, vivent sur leur propre substance » (trad. J.-P. Callu).

1187.

Pariunt de parere (« engendrer, produire ») et, plus loin, decerptum (decerpere : « cueillir ») poursuivent la métaphore agraire de la fécondité.

1188.

Cette phrase a le ton des sentences que l’on retrouve dans certains florilèges monastiques. La relation épistolaire est présentée comme vitale dans les lignes qui suivent. Mais le mot salutem ne désigne pas seulement la « bonne santé » (ualitudo) mais plutôt la « santé de l’âme », le « salut ».

1189.

Pour dissiper l’impression de superficialité et de formalisme qui se dégage du code épistolaire, Ennode insiste souvent sur la sincérité de ses propos. Il justifie sa sincérité tantôt par la gravité de la situation (epist. 1, 3, 7), tantôt par le devoir de sa vocation (epist. 1, 20, 3 à Faustus : dico integre et uocem quam proposito debeo nulla mendacii nube concludo : « Je parle le cœur pur et le voile du mensonge ne dissimule pas la parole que je dois à ma vocation »), tantôt par l’amitié (epist. 2, 9 ; 2, 17). Ces explications ne font pas oublier que la déclaration de sincérité ressortit du code épistolaire (Voir commentaire chapitre 3, p. 108 ; chapitre 8, p. 234 sq.).

1190.

Ce « mal » désigne le schisme laurentien et les exactions des partisans de Laurent. Les propos des adversaires sont traditionnellement présentés comme des manifestations diaboliques : c’est le cas ici des colporteurs de mensonges, probablement à la solde des schismatiques et de l’interlocuteur de Constantius, dans l’epist. 2, 19, qui défendait une vision fataliste de la prédestination (epist. 2, 19, 1 : per diabolicam inspirationem… et 2, 19, 6 : o scismaticam propositionem iuxta apocalypsim scriptas habet in fronte blasfemias !).

1191.
Aux yeux d’Ennode, le schisme fait peser une menace mortelle sur Rome. Mais de quelle Rome Ennode parle-t-il ? Cette lettre, écrite au sommet de la crise, doit être rapprochée du Libellus rédigé pour défendre Symmaque et peut-être prononcé en concile. Ennode termine son plaidoyer en donnant la parole à Rome, l’orbis parens qui était sur le point de succomber et « [se] réjouit de l’éclat d’une nouvelle lumière » (opusc. 2, 129 : me (…) nouae lucis nitore gaudentem). Symmaque incarnait une conception souveraine du pouvoir pontifical qui a marqué une étape cruciale dans l’affirmation siège romain. Pour Ennode, la survie et le rayonnement de l’Vrbs supposent donc, semble-t-il, l’affirmation de l’autorité de l’évêque de Rome.
1192.

Une autre construction est possible : diabolica pourrait être en effet épithète de securitate. Il faudrait traduire : « avec une assurance diabolique ».

1193.

La forme archaïque de l’expression caue faxis rappelle un vers de Térence (voir Andr. 752-3 : Verbum si mihi / Vnum praeter quam quod te rogo faxis, caue ! « Si tu souffles un seul mot au-delà de ce que je te demande, gare à toi ! », trad. E. Chambry). Dans une lettre à Faustus, questeur du Palais, le choix d’une expression adressée dans la comédie à une servante (l’ancilla Mysis) ne manque pas de piquant.

1194.

Cic. Cael. 67 : alia fori uis est, alia triclinii. Cicéron emploie cette expression, devenue proverbiale, au moment où il évoque les prétendus témoins à charge contre son client Caelius. Il manifeste, non sans ironie, sa volonté de les entendre répéter devant les juges les médisances qu’ils ont l’habitude de raconter aux ivrognes. En utilisant à contresens cette réminiscence cicéronienne, Ennode se livre à un jeu littéraire dont Faustus est capable d’apprécier l’humour.

1195.

L’opposition publica / domestica distingue clairement « l’espace public » de « l’espace privé ». Le mot familia et les expressions qui suivent (subiectorum animos et fideles / amicorum corda) montrent que la familia domestica de Faustus désigne le cercle rapproché de ses amis, son espace « privé » par opposition à l’espace « public » (conuersatio publica). La Correspondance nous aide à mieux connaître ces cénacles où se retrouvaient les élites politiques, religieuses et sociales. Citons par exemple celui qui réunissait le prêtre Adeodatus, le questeur de Ravenne Faustus, sa femme Cynegia, sa sœur Stéfania, son fils Avienus mais aussi Sabiana, Fadilla ou encore le diacre Hormisdas, le futur successeur du pape Symmaque (epist.7, 28 à Adeodatus ; voir aussi l’epist. 9, 13 à Pamfronius). Dans ces épîtres, l’entremêlement du « tu » et du « vous » suggère que l’auteur s’adresse tantôt à son destinataire tantôt au groupe qu’il représente ou qui se trouve autour de lui. Si l’epist. 7, 28 et l’epist. 9, 13 contiennent d’excellents exemples de cette « pluralité intermittente » (voir J.-P. Callu, « Symmachus Nicomachis Filiis (Vouvoiement ou discours familial ?) », 1986, p. 17-40), c’est aussi le cas de l’epist. 1, 3 qui pourrait donc s’adresser à Faustus mais aussi, plus largement, au cercle qui rassemble, autour de lui, des partisans de Symmaque.