Deuxième lettre à Faustus. Ennode a bien commis le larcin 1200 dont on l’accuse mais il ignorait que ce fût une faute. Il s’est seulement laissé entraîner par des lectures qui lui sont chères, suivant en cela l’exemple des Patriarches et d’Augustin lui-même. Ce plaidoyer pour soi-même se termine comme une comédie antique.
1. Pour avoir obéi à la bonne foi de votre écrit1201 et été séduit par la saveur de votre style persuasif1202, j’ai failli prendre un défaut pour un trait de vertu et, croyant que les parures des discours valent plus qu’une bonne conscience1203, j’ai encouru une faute que mon esprit ne reconnaissait pas. Non, le chasseur caressant1204 qui tente d’attirer les cerfs par l’artifice trompeur d’un sifflement en se jouant d’eux, non, la main experte qui, simulant un épouvantail de plumes multicolores1205, met en place des rets dans lesquels les bêtes se jetteront d’elles-mêmes1206, ne valent pas les discours de votre Grandeur qui m’ont tenu captif, moi qui tendais volontairement ma bouche au licol. 2. Inconscient de la faute, en butte à vos attaques, je me suis longtemps demandé si j’étais innocent. J’avais un sentiment quand je lisais votre lettre, j’en avais un autre quand je m’en rapportais à mon intention1207. Y eut-il jamais, je vous le demande, malfaiteur1208 assez invétéré pour croire se justifier s’il prétendait servir l’ordre d’autrui en commettant son action déshonorante, quand personne ne peut avoir raison de croire qu’un crime qu’il a reconnu comme sien1209 est celui d’autrui ? Mais, je crois, la personne n’avait pas l’expérience du droit et des lois1210 et n’a été inspirée que par la seule habileté car l’usage de l’imitation lui procure une illusion de vérité, s’agissant même de l’écriture d’un autre, et des artifices honteux lui ménagent un simulacre de propriété littéraire1211. 3. Je ne veux attaquer le nom de personne ni jouer, contre ma conscience, le rôle d’accusateur. Il suffit que mon sens de l’honneur reste à son poste1212 : que d’autres soient ballottés par les incertitudes des vents ! Quant à moi cependant, même si j’étais poussé à donner de tels ordres1213 par les éperons d’une lecture que j’aime, je pourrais me défendre par l’imitation des Patriarches. C’est par un larcin que Jacob a vaincu l’âge de son frère premier né, et c’est par le bénéfice d’un tel larcin qu’il a obtenu la première place que la nature ne lui avait pas donnéea. 4. David, tandis qu’il parcourait, cherchant à fuir, des chemins perdus et des régions difficiles1214, écarta la faim avec des pains de propositiona 1215 et, malgré les interdictions de la Loi qui a des aiguillons moins puissants, chassa la fringale de son corpsb 1216. Et moi, cette faim des Livres Saints que j’avais encore en mon âme sans l’avoir rassasiée, j’aurais dû la supporter, alors que mes entrailles languissaient depuis longtemps, jusqu’à ce que le mal conçu suivît son cours jusqu’aux organes vitaux ? Le prophète Daniel a soustrait des demeures royales les décrets divins que, ravisseur vertueux et exemplaire, il joignit à son enseignement. 5. À quoi bon les énumérer un par un, quand une seule personne, parmi celles que j’ai rappelées, suffirait à protéger mon honnêteté attaquée, qui a pourtant été attentive à sa modestie et à sa faiblesse pour ainsi dire naturelle en présentant préalablement1217 la demande nécessaire1218 ? Car jugez si je suis homme, après avoir nié, à me rendre coupable 1219 . 6. Vous ajoutez que le Docteur de Libye a pleuré sur les fruits qu’il avait enlevés d’un poirier1220. Il faut à juste titre expier par des lamentations ce que le ventre cherche au détriment de l’honneur. Bien que les fruits dérobés aient peut-être été sans valeur et promis à la perte par la négligence, le temps qui passe ou les intempéries1221, le voleur ne fut pourtant pas exempt de faute selon l’Apôtrec : il a plus aimé la chair que l’âme. 7. Le prophète Tobie s’élève contre les coupables de ce genre et, de sa parole inspirée, il affirme ceci : « il ne nous est pas permis de manger quelque chose de voléd ». Mais ayant dit « manger », il n’a pas dit : il ne nous est pas permis de lire quelque chose de volé 1222 . Josias, à ce que raconte l’histoire, fut instruit par un papyrus dérobée 1223 . Et moi, pauvre petit homme, je ne le ferais pas 1224 , moi que vous éperonnez par les aiguillons de vos paroles à aimer la culture malgré les faibles ressources de mon esprit ? 8. Mais j’en reviens à l’excellent homme qui, à ce que vous écrivez, a commis le crime que je viens d’évoquer, lui qui, trompant doublement la confiance, n’a donné ni à vous la sécurité, ni à moi, s’il est vrai que j’ai écrit, la réalisation complète de l’acte1225. Puissé-je avoir la chance, sauf le respect dû à votre Grandeur, de me trouver en sa présence et, conformément aux commandements de Dieu, de rosser1226, autant que mon cœur le souhaite, le dos d’un si grand homme1227.
La nature même du larcin n’est pas explicite dans cette lettre. Ennode a-t-il seulement lu le texte en question (peut-être un texte de Faustus) ? Ou s’en est-il seulement inspiré ? En effet, l’expression imitandi in scriptione aliena (…) usus évoque moins un livre dans sa matérialité que l’écriture (scriptio) et les particularités stylistiques (proprietas) d’un auteur. Quoi qu’il en soit, Ennode se défend de toute tentative de plagiat et reporte l’accusation sur une tierce « personne ignorante du droit et des lois ».
Le premier mot du texte, anagnosticum , est un terme grec qui semble utilisé ici en latin pour la première fois (voir aussi epist. 8, 5, 4). La faible quantité des mots grecs et des néologismes dans la langue d’Ennode donne une force particulière à cet exorde. Toutefois, il est bien difficile d’en tirer des conclusions sur la connaissance du grec qu’avait Ennode. L’usage de formes grecques est en effet un lieu commun de l’écriture épistolaire (voir Cugusi, p. 83-91 : « Uso del greco e di forme grecizzante »). Mais le fait qu’Ennode ait été choisi pour conduire deux ambassades pontificales en Orient indique qu’il avait sans doute une bonne maîtrise du grec.
L’epist. 1, 4 contient plusieurs échos d’une épître d’Ausone (epist. 12 à Symmaque) transmise dans l’œuvre épistolaire de Symmaque (epist. 1, 32). Cette épître devait représenter un modèle pour Ennode qui s’en inspire plusieurs fois : epist. 1, 2, 4 ; 1, 4, 2 ; 1, 16, 3 ; 2, 19, 1 ; 2, 19, 5 ; 5, 1, 4 ; l’expression d’Ennode suadae orationis sapore peut être rapprochée du début de l’epist. 1, 32, 1 : Modo intellego, quam mellea res sit oratio, quam delenifica et quam suada facundia ; « Je comprends à présent le miel de la parole, la douceur et la persuasion de l’éloquence », trad. J.-P. Callu) ; voir aussi Symm. epist. 1, 91.
Sur les sens de conscientia, voir epist. 1, 1, 3, p. 295, note 3.
Voir Sén. epist. 5, 45, 7 : blandus inimicus.
Symm. epist. 1, 53, 2, p. 115 : Nam unde est haec in epistulis tuis sensuum nouitas, uerborum uetustas, si tantum nodosa retia uel pinnarum formidines et sagaces canes omnemque rem uenaticam meliorum oblitus adfectas : « D’où vient, en effet, ce style archaïque qui dans vos lettres s’allie à des pensées modernes, si, oublieux de distractions plus relevées, vous vous intéressez seulement aux nœuds des filets, aux plumes des épouvantails, au flair des chiens, bref à tout l’art de la vénerie », trad. J.-P. Callu). L’expression pinnarum formidines se trouve chez Virgile (georg. 3, 371-372 : formidine pinnae ; Aen. 12, 750 : formidine pinnae).
Le groupe ultro expetenda retia est complément d’objet direct du verbe componit. La traduction littérale est : « met en place des rets qui seront recherchés (=participe futur passif) spontanément ».
Voir Auson. epist. 12 à Symmaque, p. 207 (= Symm. epist. 1, 32, 2) : Aliud sentio ex epistula tua, aliud ex conscientia mea ; « À vous lire, je ne juge pas comme je le fais d’après ma conscience », trad. J.-P. Callu). Dans cet emprunt, le remplacement du terme conscientia par propositum n’est pas anodin : en effet, le mot propositum peut avoir le sens classique de « projet », « intention », ou bien celui de « programme de vie » et plus précisément « vocation religieuse » (sur cette acception de propositum chez Augustin, voir G. Folliet, « Le monachisme en Afrique de saint Augustin à saint Fulgence », SEA 62, 1998, p. 295 : « le mot propositum (…) définit le type de vie nouvelle qu’Augustin et ses compagnons à partir de leur installation à Hippone s’engagent à partager (voir Sermo 355, 2 ; Vita 4, 1) »). Ennode emploie aussi propositum dans le sens de « mode de vie » (voir epist. 1, 9, 2 : amicitiarum proposito, « le mode de vie des amitiés », « le dessein qui inspire les amitiés »).
Admissor est employé spécialement dans le domaine du droit pour désigner l’auteur d’un crime. Le choix de ce terme, qui est répété, accentue le caractère juridique de ce texte qui ressemble à un plaidoyer ou plus précisément à une supplique (voir preces). L’une des prérogatives du questeur du Palais, Faustus en l’occurrence, était de « recevoir les suppliques » (voir Delmaire, p. 61). D’autres épîtres concernent des affaires judiciaires dans lesquelles Faustus était susceptible d’intervenir (voir epist. 1, 7 ; 1, 26 ; 2, 23).
Pour une justification de la leçon confessum, voir « Prolégomènes », p. 280, notice 1.
La phrase semble faire allusion à des lois condamnant le plagiat. Si les droits d’auteurs n’existaient pas, le problème de la propriété intellectuelle n’était pas ignoré de l’Antiquité romaine, tant du point de vue juridique que littéraire. Les Institutes du jurisconsulte romain Gaius (milieu du IIème siècle) indiquent que l’originalité créatrice fonde la propriété si bien que certains modes de production, comme la peinture, vont jusqu’à modifier la propriété du support qui, après avoir été peint, appartient à l’artiste (voir Gaius inst. 2, 77 : probatum est quod in chartulis siue membranis meis aliquis scripserit, licet aureis litteris, meum esse, quia litterae chartulis siue membranis cedunt. Itaque si ego eos libros easque membranas petam nec inpensam scripturae soluam, per exceptionem doli mali summoueri potero. Sed si in tabula mea aliquis pinxerit ueluti imaginem, contra probatur ; magis enim dicitur tabulas picturae cedere ; « Il faut approuver la solution suivante : si l’on trace, fût-ce en lettres dorées, des caractères sur un rouleau de papyrus ou une feuille de parchemin t’appartenant, ils t’appartiennent également, car les caractères suivent le rouleau ou la feuille : aussi, si je réclame ces livres ou ces feuilles sans payer les impenses d’écriture, puis-je être débouté par l’exception de dol malicieux. Mais si, sur un panneau t’appartenant, on peint par exemple un tableau, il faut adopter la solution inverse : il vaut mieux dire en effet que le panneau suit la peinture », trad. J. Reinach). L’ouvrage de Gaius – qui reflète une partie de la législation de son temps et acquit une réelle autorité juridique en 429 sous l’empereur Valentinien III (Cod. Theod. 1, 4. 3) – montre que la question de la propriété intellectuelle n’était pas indifférente à l’époque d’Ennode. D’un point de vue littéraire enfin, les auteurs latins critiquaient le plagiat qu’ils distinguaient de l’imitation créatrice (voir Hor. sat. 1, 1, 121 ; Sén. benef. 7, 6, 1 ; Quint. inst. 8, 3, 29 ; Macr. Sat. 6, 2 ; Cicéron se félicite de n’avoir pas lu un ouvrage d’Atticus pour ne pas lui donner l’impression de l’avoir pillé : Att. 2, 1, 1 : nam si ego tuum [librum] ante legissem, furatum me abs te esse diceres, « car si j’avais lu ton [livre] avant, tu aurais pu dire que je t’avais pillé ».
Ennode veut dire que cette « personne » a tellement l’habitude d’imiter, voire de plagier, que, même lorsqu’il s’agit de quelque chose qu’un autre a écrit, elle s’imagine dire sa vérité.
Notre traduction essaie de rendre la notion de sauvegarde (« à l’abri, sauf ») et de vigilance (« sur ses gardes ») qui sont deux valeurs possibles de l’expression militaire in statione.
Inperare talia semble indiquer qu’Ennode commandait à un secrétaire de reproduire, sous sa dictée, telle expression ou pensée tirée d’une lecture qui lui a plu particulièrement (amatae lectionis).
Voir Verg. Aen. 2, 332 : angusta uiarum, « les passages étroits ».
Les douze « pains de proposition », dits aussi « pains d’oblation », étaient des pains consacrés que l’on plaçait devant le tabernacle du Temple et qui étaient renouvelés chaque semaine. Ceux qui recevaient ces pains, réservés en principe aux prêtres, étaient contraints à la pureté rituelle et donc à la continence.
L’évocation de cet épisode célèbre contient aussi une allusion indirecte aux Evangiles puisque Jésus invoque le même argument devant les Pharisiens après que ses disciples eurent arraché des épis un jour de sabbat (Matt. 12, 1-8 ; Lc. 6, 1-5). Toutefois, Ennode insiste davantage sur la faiblesse physique de David qui doit faire face à l’hostilité des « chemins perdus et des terres étroites » dont il n’est nullement question dans la Bible. Cette différence révèle un procédé de réécriture caractéristique du style emphatique d’Ennode.
Ante, pris adverbialement, signifie « avant », « en prenant les devants », « préalablement ».
L’expression necessaria petitio se trouve chez Tite-Live (42, 43, 2). Elle signifie « avant que cette demande de trêve ne parût nécessaire ». Ennode entend ici petitio dans le sens juridique de « supplique » mais peut-être aussi dans le sens que lui donne Tite-Live de « demande de trêve » puisque tel est l’objet véritable de cette lettre.
Cette lettre contient tant de termes juridiques qu’elle finit par ressembler à un auto-plaidoyer : commissor, reus, petitio, accusantis subire personam, culpa, nomen incessere, sceleris admissor, etc.
Aug. conf. 2, 4.
Aut usu aut tempestate : si tempestas désigne le mauvais temps, usus peut exprimer la dégradation suscitée par le temps qui passe, donc l’usure.
Le vol est justifié par la fin : l’instruction.
Josias, seizième roi de Juda (640-609 av. J.-C.), fils d’Amon. Il accomplit la réforme religieuse fondée sur le Deutéronome à la suite de la découverte dans le Temple d’une « Loi ».
Tér. Eun. 591. Augustin s’inspire librement de cet extrait dans les Confessions (9, 3, 6) et reprend le terme homuncionem. Si Ennode ne cite pas le nom de Térence, c’est que l’origine de cette citation ne faisait aucun mystère pour son lecteur (Sur les réminiscences de Térence dans la Correspondance, voir epist. 1, 2 note 2).
Il s’agit de l’échange épistolaire. Dès lors, il semble que la personne sur laquelle Ennode déverse son courroux soit le porteur qui est sans doute à l’origine du malentendu.
Le terme mulcare est fréquent dans la comédie latine : chez Plaut. Mil. 163 ; Most. 903 ; chez Ter. Ad. 90 ; Eun. 774.
L’accumulation des références bibliques et païennes produit vers la fin un effet presque comique. Elle donne à cette lettre le ton d’une fabula (une fabula christiana ?) où, pour défendre Ennode, viennent plaider les Patriarches, Augustin et les héros de la comédie antique. Cette impression est accentuée par la chute finale qui représente un Ennode atrabilaire rossant un homme dont la fausse grandeur (sociale ou physique) accroît le ridicule. L’humour a pour effet d’alléger le ton embarrassé de ce plaidoyer et, partant, de désamorcer un conflit latent qui pourrait s’aggraver. Mais cette chute plaisante doit être rapportée au code et à la « comédie » épistolaire puisque l’agrément est un des « préceptes littéraires de la lettre selon Iulius Victor » (Voir Bruggisser, p. 20-22, citant l’Ars rhetorica de Iulius Victor : « La lettre ne doit pas provoquer la lassitude auprès du lecteur. (…) Non seulement l’épistolier doit s’abstenir de thèmes rébarbatifs, mais il est encore invité, sans tomber dans l’excès, à pratiquer l’humour, en abordant des sujets plaisants ou en adoptant un ton plaisant »).