Quatrième lettre à Faustus. Ennode célèbre, non sans ironie, les pouvoirs de la rhétorique qui peut rendre « sublimes » les réalités viles mais aussi enlaidir les plus beaux paysages. C’est ce que montre l’œuvre de Faustus qui a réussi à rendre agréable la représentation du lac de Côme, lieu infernal s’il en est 1263 .
1. Dieu de bonté, à quel point rien n’est difficile à ceux qui ont soin de grandes choses et avec quelle tranquille assurance les esprits divins rapportent ce qu’ils ont vu ! De quelles vertus sont parés les lieux qu’a vus un homme à la langue riche et expert en l’art oratoire1264, s’il était permis de les décrire dans une intention religieuse1265, sans mettre en danger sa profession de foi. Le créateur du monde, Dieu1266, a accordé aux régions certaines richesses par la merveilleuse générosité de son mystère ! Il a ordonné aux unes de produire plus de vin, aux autres du meilleur, à d’autres il a accordé de se féliciter d’une abondante moisson de froment, il en a comblé beaucoup de la variété et de l’utilité des fruits. 2. Et celles pourtant auxquelles les résistances de la nature même n’ont pas donné ces mérites, il les a rendues sublimes en leur donnant un interprète1267. Il n’y a donc pas de raison pour qu’un sol que les rocs rendent stérile se désespère ni que des champs qui ne répondent pas aux attentes du laboureur se découragent. Le génie de la parole accorde les mérites aux terres et comme tel a pu parler, ainsi il élève le sujet dont il a parlé. Vous croîtrez1268, provinces, par la culture des lettres. 3. Tout ce qui en vous a suscité l’admiration du lecteur tient au langage. Sol fertile et toi, terre qui te vantes de la richesse de tes vignes, toi qui nourris le paysan creusant ta surface par ses modestes sillons, qui révèle la richesse de tes veines dès le premier labour, toi qui restitues les semences reçues en une moisson multipliée, tu n’auras rien de commun avec les plus grandes si le Seigneur Faustus, essence de l’éloquence romaine, ne s’approche pas de toi avec sérénité.
4. Voyez Côme, la situation d’une ville sombre1269, presque reléguée autrefois dans le silence, qui ne s’est glorifiée jusqu’à présent d’aucun avantage et, dit-on, d’aucune beauté, combien elle se réjouit d’être élevée par le privilège de ton génie1270 ! Avec ses vallées abruptes et ses vastes gouffres entre des montagnes ininterrompues, elle sait montrer une misérable harmonie avec les neiges éternelles ; pour elle, bravant les dangers des pentes1271, les cultivateurs ont besoin de semer de la terre sur les rochers avant d’y déposer les semences ; pour elle, c’est une sorte de malheur que d’avoir orné le voisinage des rives du Larius de forêts vénérables si bien que, souriant1272 avec son aspect attrayant, elle offre aux seigneurs un séduisant mensonge de fertilité et entretient sa beauté maudite pour la ruine du propriétaire1273 ; (5.) là, tout d’abord1274, pour les constructions, les maîtres acquittent les impôts dans les prétoires1275, en s’employant à réparer, à force de frugalité économe, les fantaisies des anciens propriétaires et d’étayer des toits qui ruinent leur patrimoine. La quantité de cultivateurs locaux a été maintenue dans le seul but que leur nombre ne fût pas insuffisant pour acquitter de la taxe publique et dépasse même les souhaits du répartiteur1276 de l’impôt ; elle1277 nourrit, non pour le plaisir mais pour faire horreur, des foules de poissons qui nous apprennent quelle louange mérite le goût de ceux qui sont pêchés ailleurs. L’atmosphère y est continuellement pluvieuse, le ciel menaçant et, en quelque sorte, le cours d’une vie se passe sans jamais profiter de la pleine lumière1278. 6. Les flots du Larius sont doux aux yeux des passants, mais ils les invitent à la baignade pour leur perte. Qui pourrait dire beau un gouffre trompeur par de tels faux semblants ? Comment dirais-je habitable l’île que votre récit a présentée comme telle ? Qui n’en serait surpris ? Dans quelle île aime-t-on moins avoir la vie sauve, dans quelle île s’en être échappé a-t-il constitué une partie du danger, autour de quelle île sert-on comme nourriture aux poissons les cadavres des hommes ? Car les morts, là-bas, n’ont d’autres tombeaux que les eaux du Larius. Vous avez vanté les rivières Maira1279 et Addua1280 dont un gonflement, dans le lac1281, permet de distinguer les flots jusque là confondus1282 : et l’on n’aurait jamais pu les distinguer, en ce lieu, sinon par le trouble de leurs eaux1283. 7. Déployer les richesses de l’éloquence à propos de réalités dépourvues de mérites eut plus de prix que n’en auraient eu tous ces bienfaits de la nature, si elle les avait accordés. Cependant, que le Maître des Cieux qui vous a concédé ce pouvoir, garantisse éternellement ses faveurs, car, pour ma part, je n’ai pas écrit cela comme qui penserait autrement que vous, mais pour que le lecteur reconnaisse de cette façon que mieux vaut lire une Côme de votre plume que la voir.
Ennode prend le contre-pied d’un texte de Faustus qui avait fait un tableau idyllique du lac de Côme. L’œuvre de Faustus s’inscrivait dans une série de témoignages émerveillés sur ce paysage propice à la littérature de l’éloge, célébré par les auteurs latins (Plin. nat. 2, 224 ; Plin. epist. 1, 3, 1 ; 3, 6, 4 ; 4, 13 ; Claud. 28, 195 (VIe consulat d’Honorius) ; Sidon. epist. 1, 5, 4 et Cassiod. uar. 11, 14, 4). Ennode cherche donc à surprendre pour mettre en évidence les pouvoirs et les dangers de la rhétorique. Son tableau montre qu’elle peut tout, y compris dévaloriser un lieu réputé pour ses charmes. L’éloge de l’éloquence, au début de l’épître, se transforme assez vite en une mise en garde à peine voilée contre ses mensonges et ses « richesses » artificielles. La méfiance envers l’art oratoire est un thème fréquent dans la pastorale chrétienne (voir Aug. doctr. christ. 4, 2, 3 : per artem rhetoricam et uera suadeantur et falsa (…) : « par l’art de la rhétorique, on peut persuader le vrai comme le faux (…) », trad. G. Comb È s et M. Farges).
On reconnaît la célèbre définition que Quintilien prête à Caton (inst. 12, 1, 1 : uir bonus dicendi peritus).
Si propositum a le sens de « fonction », on traduit alors : « quand on occupe une fonction religieuse » (voir epist. 1, 4, 2, p. 304, note 8).
Ennode insiste sur les pouvoirs de l’écriture – et, partant, de l’auteur – qui peut « rendre sublimes » les réalités décevantes de la nature. Mais si l’art est supérieur à la nature, l’artiste ne doit jamais oublier qu’il tire son pouvoir de Dieu. L’artiste est l’artifex (voir epist. 2, 13, 1) parce que Dieu est artifex (epist. 1, 6, 1). Autrement dit, la rhétorique n’est jamais qu’un des modes d’expression de la grandeur divine. L’image de l’artifex deus est traditionnelle dans la littérature chrétienne (voir Min. Fel. 17, 11 ; Hier. epist. 124, 8, 3).
La dévalorisation de la campagne – souvent propice à l’éloge – rappelle de célèbres parodies. Ainsi Martial se moque-t-il de « superbes » villas de campagne, comme celle de Bassus, où la nourriture est peinte sur les murs et où l’on meurt de faim. C’est pourquoi le « chariot de Bassus », rempli de fruits et de légumes, ne va pas à Rome mais à la campagne (voir Mart. 3, 47 ; 3, 58 ; 3, 47, 15 : Vrbem petebat Bassus ? Immo rus ibat , « Bassus venait donc à Rome ? Mais non : il allait à la campagne »).
Pour une justification de la leçon crescetis, voir « Prolégomènes », p. 281, notice 3.
Pour une justification de la leçon Comus <urbi>s pullae, voir « Prolégomènes », p. 281, notice 4.
La célébration des beautés de Côme étant un lieu commun, la rumeur (aiunt) dit précisément le contraire de ce que feint de lui prêter Ennode. L’ironie de cette phrase est si manifeste que l’éloge de Faustus (quanto ingenii priuilegio) prête alors à sourire (gaudet) : Ennode regrette, non sans humour, le manque d’originalité de son ami.
Littéralement : « non sans péril pour les cultivateurs suspendus (dans le vide) en même temps que le chemin ».
Subridens : ce sourire trompeur fait penser à celui que Mézence lance au malheureux Acron avant de lui porter un coup fatal (voir Verg. Aen. 10, 742-743 : subridens mixta Mezentius ira : / ‘nunc morere’ ; « Mézence lui répond avec un sourire de colère : ‘en attendant, meurs’ », trad. J. Perret ).
On pourrait lire ici une métaphore de la rhétorique capable de construire une beauté artificielle et dangereuse.
Vbi primum ne doit pas tromper : il s’agit de l’adverbe de lieu ubi (« là ») et de l’adverbe de temps primum (« d’abord »). Vbi est repris un peu plus loin sous forme anaphorique.
Le praetorium est le plus souvent le lieu où s’exerce la justice, le « prétoire » (Cassiod. uar. 11, 8, 6). Mais il désigne aussi, de façon générique, tous les lieux de l’administration publique, en particulier fiscale (Sidon. epist. 1, 5, 10 : per omnia theatra, macella, praetoria, fora, templa, gymnasia… ; « dans tous les théâtres, marchés, prétoires, places publiques, temples, gymnases… »).
Le peraequator est le répartiteur de l’impôt : voir Cod. Theod. 13, 11 : « de censitoribus, peraequatoribus et inspectoribus ». Dans la Correspondance, Ennode fait plusieurs allusions à la lourdeur des charges fiscales (voir epist. 1, 26 à Faustus : Ennode tente d’intervenir dans la succession de l’aduocatus fisci Mauricellus).
Le sujet de nutriens est toujours Comus.
Ennode prend plaisir à dévaloriser les environs du Larius. Il n’apprécie pas les sites alpestres, comme le montre une épître à son cousin Astyrius (voir epist. 1, 24, 1-2 et notre commentaire, chapitre 2, p. 84-85).
Pour une justification de la leçon fluuius Maira, voir « Prolégomènes », p. 282, notice 5.
Bien avant Faustus, Pline l’Ancien louait le cours paisible de l’Addua qui se déverse dans le Larius : nat.2, 224 : Quaedam uero et dulces inter se supermeant alias, ut in Fucino lacu inuectus amnis, in Lario Addua, in Verbanno Ticinus, in Benaco Mincius, in Sebinno Ollius, in Lemanno Rhodanus (« Ailleurs, il y a même des eaux douces qui coulent les unes sur les autres, comme dans le lac Fucin le cours d’eau qui le traverse, dans le lac Larius l’Addua, dans le lac Sebinnus l’Ollius, dans le lac Léman le Rhône », trad J. Beaujeu).
Pour une justification de la leçon in lacum, voir « Prolégomènes », p. 282, notice 6.
Cette description rappelle, chez Ammien Marcellin, l’évocation du cours du Rhône « traversant » le lac Léman : Amm. 15, 11, 16 : (…) paludi sese ingurgitat, nomine Lemanno, eamque intermeans nusquam aquis miscetur externis, sed altrinsecus summitates undae praeterlabens segnioris, quaeritans exitus uiam sibi impetu ueloci molitur ; « (…) [le Rhône] débouche dans un lac nommé Léman, le traverse sans se mêler nulle part à des eaux étrangères, mais, glissant à la surface d’une eau plus nonchalante, il cherche une issue et se fraie un passage par la rapidité de son cours » (trad. E. Galletier).
Littéralement : « par leurs eaux troublées ».