7. – Ennode à Faustus

Cinquième lettre à Faustus, questeur du palais à Ravenne 1287 . Ennode est accusé d’avoir volé deux esclaves qui avaient demandé la protection de l’Église 1288 après avoir été victimes de mauvais traitements de la part de leur nouveau maître. Son accusateur fait appel à la défense royale et demande à Faustus de se saisir de l’affaire. Mais Faustus ne doit pas mettre en cause la bonne foi d’Ennode : les esclaves ont été renvoyés à leur maître.

1. Qu’il est lourd le fardeau de la jalousie, qu’elle est facile la voie de la méchanceté, chaque fois que celui qui est attaqué souffre d’une opinion préconçue ! Personne ne regarde, à ce que je vois, ce qui a été fait ou ce qui n’a pas été fait. Pour donner créance à une attaque, on ne fait appel, comme témoin, qu’à une intention1289. Que Dieu tout puissant change et fasse tourner en mieux le cours des choses1290, que, sur une situation que la décadence de notre temps et les ténèbres de nos mérites ont délabrée, il répande l’éclat d’un siècle d’or1291. Quand la protection d’une fonction sans tache n’a-t-elle pas fait taire les accusations les plus indécentes des gens et quand la sérénité du service divin a-t-elle excusé tout ce qui découle de la noirceur des mœurs1292 ? 2. Mais maintenant, la cléricature du médiateur confiant que je suis bien à tort, est prise en chasse et la faute qu’il n’eût pas été convenable d’avoir commise avant d’avoir prononcé notre profession religieuse, nous la commettons, croit-on, sans considération de l’honnêteté, une fois que nous avons renoncé aux fautes en assumant le titre d’homme d’église. Par quelle tempête, quelle bourrasque de terribles péchés, m’as-tu acculé à un office infamant1293 ? Au moment où toutes les branches d’erreurs sont d’habitude émondées par la serpe qui régit notre vie, à ce moment là tu fais1294 en sorte que les médisants1295 me croient capable de tout crime1296. 3. Cet homme-là1297 a déploré que je lui eusse enlevé ses esclaves et, contre le pouvoir d’un soldat de l’Église, il a cru devoir faire appel à la protection royale1298. Je te le demande : quel esprit inventif proposerait cette histoire même sur une scène ? Quel poète pourrait mettrait sur pied une fable avec des mensonges semblables et des personnages imaginaires1299 ? Le Seigneur le sait bien, lui dont la main puissante peut se dresser pour me défendre quand vous1300 m’apportez votre aide : j’ignore tout de cette machination !

4. Il y a quelque temps, deux jeunes esclaves qui affirmaient que l’homme en question usait de violence à leur égard se sont placés sous la protection de l’Église1301 par citation publique1302. Je me souviens d’avoir employé mes prières à faire respecter les volontés de leur défunt maître à leur égard. L’homme a promis, avec des paroles trompeuses et mielleuses, qu’il entendrait mes prières. En la présence du saint évêque votre père1303 qui offrait son aide aux mêmes personnes, je les ai exhortées, sous les regards de la cité, à revenir à l’obéissance à laquelle elles avaient été assignées. 5. Ce qui est arrivé par la suite, je l’ai ignoré, sauf une fois que j’ai reçu à tort le nom de voleur1304. Ce que je dis là, ce sont des mensonges… à moins que le serment de mon accusateur ne les fasse tenir debout ; et cependant je lui rends grâce parce que – peu importe à quelle occasion – il a exigé des lettres exprimant votre volonté1305 qui m’ont causé une grande douleur par le doute qui se marque dans votre commandement. 6. Car c’en est fait de moi, je le vois, si je m’aperçois que vous n’êtes pas sûr que j’obéis à vos ordres. Cependant, dans cette affaire, aux yeux de Dieu, aucune faute n’incombera ni à moi ni à votre Grandeur car j’ai poussé les deux esclaves en question à retourner rapidement au service de ce grand homme de bien1306 sans le contrepoids d’une quelconque audience. Mes chers Seigneurs1307, je vous exprime mon plus profond respect. Combien je voudrais, si vous ne refusiez pas vos lettres à de telles affaires, m’inventer moi-même des accusateurs ou, ce qui m’est plus habituel, commettre de fréquentes erreurs !

Notes
1287.

Porte-parole du roi, le questeur est un haut représentant de la justice royale (voir ligne 13 regiam defensionem) : il écrit les textes de ses lois et reçoit les suppliques qu’on lui adresse, les preces (voir ligne 17 preces adhibuisse me). Ces demandes d’intervention (1, 7 ; 1, 26 ; 2, 23) durent aboutir favorablement pour Ennode qui célèbre la fonction de questeur dans ses hymnes : carm. 1, 2, 5 : Vox iusti quaestor, legum substantia… (voir Delmaire, p. 57-63 : « le questeur du palais »).

1288.

Le premier concile d’Orléans (511) a légiféré sur le sort des esclaves qui se réfugiaient dans une église par crainte de mauvais traitements : « troisième canon : que l’esclave qui s’est réfugié à l’église pour quelque faute, s’il reçoit de son maître le serment au sujet de cette faute, soit tenu de revenir au service du maître (premier canon : avoir juré sur les Évangiles qu’ils n’auront pas de châtiments à redouter). Mais si, une fois qu’il a été remis en vertu du serment donné par le maître, il vient à être prouvé qu’il a subi une peine pour cette faute qui est pardonnée, que le maître soit, en raison de ce mépris de l’Église et de cette violation de la foi, tenu pour étranger à la communion et à la table commune des catholiques » (voir Les Canons des Conciles Mérovingiens (VI e -VII e siècles), trad. J. Gaudemet et B. Basdevant). L’épître d’Ennode, antérieure à 511, montre que le concile d’Orléans a entériné une pratique solidement établie ou repris une disposition du droit civil. En effet, dès le IVe siècle, Constantin avait accordé à l’Église le privilège de donner assistance aux esclaves (voir ligne 17 : ad opem ecclesiae) et même de les affranchir : la manumissio in ecclesia avait marqué une étape importante dans la christianisation du droit (voir Cod. Theod. 4, 7, 1 : « de manumissionibus in ecclesia » ; Cod.Iust. 1, 13, 1-2). Le texte impérial imposait au maître de déclarer publiquement (voir sub interpellatione publica / sub notitia ciuitatis) son intention d’affranchir son esclave devant la communauté réunie et en présence de l’évêque (voirepist.1, 7, 4 : sancto episcopo patre uestro praesente et 1, 7, 6 : sine alicuius audientiae libra ; sur « l’audience épiscopale » dans l’Antiquité tardive, voir G. Vismara, Episcopalis audientia, 1937). Les exemples de manumissio in ecclesia sont assez rares dans la littérature tardive : Aug. serm. 21, 6-7 ; 356, 7 et Ennod. opusc. 8, le petitorium quo absolutus est Gerontius puer Agapiti. Dans ce dernier texte écrit sous le nom d’Agapit, Ennode évoque l’affranchissement d’un esclave, Gerontius, conduit par son maître devant un évêque.

1289.

Pour attaquer Ennode, on ne considère pas ce qu’il a réellement fait mais on invoque seulement son intention, ou plutôt l’intention qu’on lui prête.

1290.

Littéralement : « Que Dieu tout puissant fasse tourner au mieux les changements en cours ». L’expression ordinum uices se trouve dans une homélie de Petr. Chrys. serm. 103, 2 : Dedit ordinum uices, iussit rerum continuam seruitutem. Le texte n’étant pas sûr, nous donnons ici le texte de l’édition de la Patrologie (PL 52, col. 488 A).

1291.

Le thème de l’âge d’or est habituel : par exemple Verg. ecl. 4, 8-9 ; Ov. met. 1, 27 ; 2, 92 ; Calp. ecl. 1, 42-45. Toutefois, Ennode ne célèbre pas le retour d’un âge d’or comme la plupart de ses prédécesseurs païens : il place en Dieu l’espoir d’un avenir « meilleur » qui n’a, semble-t-il, jamais encore existé. Cette eschatologie de l’âge d’or n’est pourtant pas propre à la pensée chrétienne : voir Verg. ecl. 4, 8-9 : Tu modo nascenti puero, quo ferrea primum / desinet ac toto surget gens aurea mundo / casta, faue, Lucina ; « Daigne, seulement, chaste Lucine, favoriser la naissance de l’enfant qui verra pour commencer, disparaître la race de fer, et se lever, sur le monde entier, la race d’or », trad. E. de Saint-Denis). La prière d’Ennode n’en est pas moins intéressante pour la datation de cette lettre. En effet, le thème de l’âge d’or est généralement lié à l’établissement de la paix (voir Calp. ecl. 1, 42-45 : aurea secura cum pace renascitur aetas ; « l’âge d’or renaît avec la sécurité de la paix », trad. J. Amat). Or, l’inquiétude d’Ennode devant les difficultés de son temps (labe temporis) est due précisément aux événements suscités par le schisme laurentien. Cette interprétation justifie l’emploi d’expressions guerrières : caelestis militiae / potentiam ecclesiastici militis. Ces expressions consonnent avec la satisfaction exprimée par Ennode au pape Symmaque au moment du règlement du schisme, présenté comme un retour à la paix (voir epist. 4, 1, 1 au pape Symmaque : « C’est le propre d’un bon général d’animer le courage du soldat qui a fait ses preuves au combat […]. Le seul moyen d’accroître l’ardeur des combattants, c’est de ne pas laisser les belles actions tomber dans l’oubli. Plaise à la divinité, touchée par vos prières, de mettre fin aux combats du démon ! Qu’elle daigne manifester mon dévouement durant la paix et que si l’adversité a mis en évidence mon zèle à vous défendre, le règne de la concorde me signale comme votre plus humble serviteur »).

1292.

Nous pensons que la négation non porte seulement sur le premier membre de la phrase que nous traduisons litteralement ainsi : « Quand (=a-t-on jamais vu que) la protection que confère l’exercice d’un ministère innocent (=pur de toute tache) n’a-t-elle pas couvert les accusations (=fait taire les accusations) les plus indécent(e)s et quand la sérénité que confère l’exercice du service divin a-t-elle excusé tout ce qui découle de la noirceur des mœurs ? ». Ennode veut dire que ce n’est pas parce que le service divin confère une certaine sérénité qu’on est obligé, quand on l’exerce, d’excuser toutes les actions et paroles immorales.

1293.

Il n’est pas sûr que l’adjectif famosum soit obligatoirement dépréciatif si officium désigne la « charge religieuse ». Il pourrait signifier « connu », « fameux » (voir Plin. epist. 6, 23, 1). Toutefois, nous avons interprété l’adtraduit ne fait pas de doute ici puisqu’Ennode se plaint d’une diffamation. L’epist. 2, 75 de Symmaque évoque une famosa causa (« affaire de diffamation »). Plusieurs éléments de cette lettre à son « frère » Flavien rappellent en effet la situation décrite par Ennode : Symmaque demande l’intervention de l’officium praetorianum pour défendre l’innocence de sénateurs mise en cause par le délateur Dyscolius sur de simples rumeurs. Il cherche à éviter que l’accusateur « ne joue sur l’antagonisme latent qui existe toujours entre les deux préfectures » (voir Symm. tome I, p. 238, note 2). Or, Ennode sollicite le concours de Faustus pour éviter que son délateur ne profite d’une dualité entre les juridictions royale (regiam) et ecclésiastique (ecclesiae). L’intervention de Faustus, proche de l’évêque de Milan (sancto episcopo patre uestro) mais aussi questeur à la cour, suffirait en effet à lever tout risque de rivalité entre les deux instances.

1294.

Le verbe facere, employé avec l’accusatif et l’infinitif passif, introduit un type de « proposition infinitive qu’on pourrait appeler impérative » (Dubois, p. 464). Nous avons relevé trois autres exemples : epist. 1, 3, 4 : quae ex sua fecit miseratione transferri ; 1, 14, 6 : ea indicari faciat ; 1, 22, 3 : denegari paginas faciat.

1295.

Nous interprétons fallentibus comme un complément d’agent au datif du verbe passif credi. Cet emploi « fut d’abord limité au perfectum passif (…). Puis, en poésie et chez les prosateurs d’époque impériale, le datif s’étendit à l’infectum et parut se comporter comme un complément d’agent » (Ernout-Thomas, p. 74-75 : voir par exemple Verg. Aen. I, 440 ; Tac. Hist. 2, 80).

1296.

Ennode voue une haine contre les délateurs car ils menacent les liens d’amicitia qui sont les fondements de la concordia sociale (voir Y. Rivière, Les délateurs sous l’Empire romain, 2002, p. 95).

1297.

Cet emploi juridique de ille, qui désigne l’adversaire dans un procès, donne à cette lettre le ton d’un plaidoyer (voir epist. 1, 4). Ennode, qui a été qualifié de retentator, oppose clairement son accusateur (inpugnatoris mei) à son défenseur (mei propugnator), qui n’est autre que Dieu lui-même agissant à travers Faustus.

1298.

 Le verbe aduocare, qui est employé deux fois dans cette lettre, est un terme technique qui désigne le recours à une défense dans un procès (voir Quint. inst. 11, 1, 39).

1299.

 Ennode pourrait bien être un « poète » de ce genre comme le montre la suite de l’épître. Outre les termes empruntés au théâtre (conmentator, scena, poetarum fabellam, commenticiis personis), le sujet de la querelle (le vol de deux esclaves) est présenté comme le thème d’une fabula où l’on reconnaît tous les acteurs d’un procès (le retentator, l’inpugnator, les accusatores, le testis et le propugnator). Dieu lui-même apparaît dans une majesté quelque peu théâtrale agissant, à travers Faustus, d’une « main invincible » ! Cette théâtralisation est rhétorique : elle vise à ridiculiser l’accusation. On trouve le même procédé dans l’epist. 1, 4.

1300.

 Sur le passage à la seconde personne du pluriel, voir la note 23.

1301.

 Ad opem ecclesiae (voir p. 316, note 2).

1302.

Sub interpellatione publica : « par citation publique », « par sommation officielle » (voir note 2).

1303.

Il s’agit probablement de l’évêque Laurent de Milan. L’ablatif absolu sancto episcopo patre uestro praesente renvoie à la nécessité juridique de l’episcopalis audientia (voir p. 316, note 2).

1304.

Cette accusation était déjà prévue par le droit impérial : Cod. Theod. 11, I « De annona et tributis », 12. On en trouve notamment l’écho chez Ennode (opusc. 1, 61) et Cassiodore (uar. 1, 22, 3).

1305.

Votiuas epistulas : lettres dans lesquelles Faustus exprimerait sa volonté.

1306.

Notons l’ironie de l’expression uir bonus qui désigne le parfait honnête homme (voir Quint. inst. 12, 1).

1307.

Le pluriel domini est surprenant puisqu’il rappelle la formule de salutation des lettres collectives (voir epist. 1, 11, 3 : domini mi). C’est pourquoi plusieurs manuscrits (CP,b) proposent la leçon « domine ». Mais on a pu noter, au milieu de la lettre, le passage du singulier au pluriel. L’alternance du « tu » et du « vous », dont nous avons évoqué les implications politiques et sociales (voir epist. 1, 3, 9, p. 303, note 4), doit être conservée.