9. – Ennode à Olybrius

Première lettre 1322 à Olybrius, ami d’Ennode : Ennode félicite son correspondant pour l’éloquence suave dont il a fait preuve à propos du combat d’Hercule et d’Antée. Mais voilà encore un sujet légendaire ! Le temps des fables antiques est pourtant bien fini. La mythologie est un bon réservoir d’histoires à condition qu’on en fasse un « nouvel usage ». Lettre de correction à la fois vive et amicale.

1. Pendant que tu prononçais des paroles suaves1323 et que, dans les demeures de cire de ton éloquence, avec le nectar de l’élément liquide, tu fabriquais des rayons de miel1324, tu as versé sur mes lèvres la saveur nouvelle d’une riche nourriture, en faisant mention de la lutte d’Hercule et des chutes triomphales d’Antée. C’est ainsi en vérité qu’exercée aux études des belles lettres, la palestre1325 rayonne, c’est ainsi que les organes de la bouche1326, enduits de l’huile des études, se plient1327 aux techniques de la parole. 2. Cependant, je l’avoue, je n’aurais pas voulu être piqué par le rappel de ce combat fameux, à ce qu’on dit. Une fable fort ancienne 1328 raconte que, pour éviter qu’une fois jeté à terre, il ne fût victorieux1329, Antée fut privé du soutien de sa mère quand il cessa de tomber ; par la ruse de son habile ennemi, c’est, dit-on, en restant debout qu’il fut vaincu et qu’il expira contre la poitrine de son adversaire. La chose est assurément ingénieuse à rapporter mais indigne du dessein qui inspire les amitiés. 3. Je me souviens, n’est-ce pas, que nous avons engagé des combats de loyauté mais qui nous permettent de vaincre par les bons offices d’une affection mutuelle si bien que, parmi les efforts qu’exige ce type de luttes, nous souhaitons être l’un et l’autre et vainqueur et vaincu. Les secrets communs de nos cœurs doivent nous faire vivre plutôt que nous faire mourir puisque nous sommes liés1330 par l’assistance de notre mère l’Église dont le sein nourricier nous nourrit l’un et l’autre, à dire vrai, du lait de la foi. 4. Que cessent les inventions de vieilles femmes, celles des poètes ! Répudions les fables de l’Antiquité ! Que l’état d’innocence ne soit en aucune façon mêlé à la ruine d’un autre. Pour nous, si nous voulons rappeler les exemples des anciens pour en faire un usage nouveau, il convient de nous souvenir plutôt de la bienveillance et de la loyauté de Pylade et Oreste, de Nysus et Euryale, de Pollux et Castor, si toutefois l’indécence d’actes clandestins ne leur enlève rien1331. L’égale concorde de leurs cœurs les attacha si fortement que, lorsqu’ils étaient deux à réclamer la joie de mourir avec leurs amis, l’un des deux apportait la vie à son ami au prix de sa propre mort. 5. Voici qui est digne de mémoire quand, parmi les liens d’une concorde nouvelle1332, ce que j’appellerais l’écorce1333 humide des cœurs permet à un noble rejeton de s’unir au robuste terreau1334 et de l’épouser1335. Voici les esprits qui promettent les fruits de la concorde, ce sont ceux qui reconnaissent ce que la culture exige de sueur. Cependant, je me réjouis de ce que déjà nos caractères nous unissent d’un lien indissoluble et que, depuis le seuil de notre amitié, nous pesions à l’épreuve de la balance1336 les progrès de notre affection.

Notes
1322.

S’agit-il de la première lettre d’Ennode à Olybrius ? Certaines expressions de l’epist. 2, 4 (primus incipere, uerborum potui negare commercium, opinionem temerarii) laissent penser que l’epist. 2, 4 est la première adressée à Olybrius. Dès lors, ou bien les epist. 1, 9 et 1, 25 sont postérieures à l’epist. 2, 4 ou bien leur destinataire, Olybrius, n’est pas le destinataire de l’epist. 2, 4, qui exerce une « très noble fonction » et qui est probablement le préfet du prétoire de l’epist. 2, 13. Cette dernière hypothèse n’est pas exclue d’autant que le ton professoral de l’epist. 1, 9 ou les remarques critiques de l’epist. 1, 25 contrastent avec le ton révérencieux des épîtres adressées au préfet du prétoire qualifié de perfectus (epist. 2, 4 ; 2, 9 et 2, 13). Mais puisque aucun élément ne permet de distinguer deux Olybrius avec certitude (voir PLRE, « Olybrius 5 », p. 795-796), nous pensons que ces lettres sont adressées au même destinataire mais qu’elles ne sont pas classées dans un ordre chronologique.

1323.

L’expression métaphorique fauos loqui signifie littéralement « prononcer des paroles de miel ».

1324.

Le « miel de l’éloquence » est un lieu commun littéraire aussi fréquent chez les auteurs classiques que tardifs : Auson. epist. 12 à Symmaque (= Symm. epist. 1, 32, 1) : Modo intellego, quam mellea res sit oratio, quam delenifica et quam suada facundia ; « Je comprends à présent le miel de la parole, la douceur et la persuasion de l’éloquence », trad. J.-P. Callu ; Symm. epist. I, 91 : paginam melle eruditissimi oris obleueras ; « vous aviez imprégné votre page du miel de vos paroles exquises » (trad. J.-P. Callu).

1325.

Ennode emploie généralement palaestra comme un neutre pluriel (epist. 2, 6, 4 : inter studiorum suorum palaestra ; dict.9, 6 : te inter palestra tua originaria linguae palma sollicitat.). Alors qu’il existe plusieurs exemples de neutres pluriels considérés comme des féminins singuliers – par exemple folia – l’inverse est plutôt rare (voir I. André, « Les changements de genre dans les emprunts du latin au grec », 1968, p. 1-7). Toutefois, l’emploi du féminin singulier palaestra comme un neutre pluriel peut s’expliquer d’un point de vue pratique : la palaestra était devenue un lieu de sociabilité plurielle où s’exerçaient de multiples activités comme le sport, la lecture, l’enseignement, la conversation ou la détente. Le déclin du métier de citoyen, à l’époque impériale, avait accéléré cette évolution en transférant certaines fonctions politiques et sociales dévolues au forum à d’autres lieux publics, tels que les bains, les thermes ou la palestre.

1326.

Bien que l’Antiquité ne connaisse pas la notion moderne d’« organe », notre traduction de membra voudrait souligner les rapports entre l’art oratoire et l’étude anatomique des organes vocaux. L’importance de la rhétorique, dans l’Antiquité, supposait en effet l’éducation de la parole mais aussi la maîtrise des mécanismes de la voix. Dès le IIe siècle, la dissection et la vivisection ont permis à Galien de comprendre ces mécanismes et de les associer aux fonctions respiratoires (voir A. Rousselle, La contamination spirituelle, 1998, p. 87-114 : « Parole et inspiration : le travail de la voix dans le monde romain » ; F. Biville, « La production de la voix », Docente natura, 2001, p. 15-42). Ennode connaissait sans doute cet aspect de la culture antique, comme le laissent supposer ses relations avec Ravenne qui était alors l’un des principaux centres de traduction et de diffusion des connaissances médicales (voir I. Mazzini et N. Palmieri, « L’École médicale de Ravenne : Programmes et méthodes d’enseignement, langue, hommes », 1991, p. 285-310).

1327.

L’emploi de submittunt sans le pronom réfléchi se illustre le remplacement des verbes réfléchis par des verbes actifs employés absolument, phénomène fréquent du latin tardif (voir Goelzer,Avit, p. 16-17 : « assez souvent, l’actif paraît être mis à la place du passif et du réfléchi. À toutes les époques, le latin a employé un assez grand nombre de verbes auxquels il a donné la valeur d’un passif ou d’un réfléchi »).

1328.

Le mythe d’Antée est rapporté par Lucain (4, 590-660), par Ovide (met. 9, 184) et indirectement par Stace (Theb. 6, 893-905). Ennode vise peut-être ces poètes lorsqu’il évoque les anilium commenta poetarum ou encore la fabulosa antiquitas, expression qui prend l’exact contre-pied du texte de Lucain (590 : non uana uetustas ; 654 : famosa uetustas).

1329.

Antée, le géant de Libye qui terrorisait les voyageurs, fut vaincu par Hercule : le monstre, fils de Gaia, reconstituait ses forces au contact de sa mère, lorsqu’il était à terre. Il fallut donc à Hercule plus de ruse (daedala) que de force pour le comprendre et pour ne pas jeter Antée à terre. Il ne faut donc pas suivre Hartel qui propose la leçon uinceretur pour rendre le texte cohérent mais qui efface ainsi l’intérêt de la légende.

1330.

Nous avons conservé le texte de Hartel suivi par Vogel, « ope sociatis ». Mais la leçon de B « ope sociata », reprise par Sirmond, pourrait se justifier. Il faudrait traduire : « avec l’assistance commune de notre mère l’Église ». L’expression ecclesiae opem désigne le droit d’« assistance de l’Église » (voir epist. 1, 7, 4, note 2).

1331.

Cette restriction précise la pensée d’Ennode : le recours aux exempla païens est permis dans la mesure où ils ne contredisent pas la foi et la morale chrétiennes. Toutefois, le sens exact de l’allusion est difficile à comprendre : Ennode veut-il dire « à condition qu’il n’y ait rien d’obscène dans ces amitiés masculines » ?

1332.

Inter nouos concordiae nexus : cette expression contient une hypallage que nous avons essayé de rendre dans la traduction (= *inter nouae concordiae nexus). Elle souligne l’opposition entre la concordia des anciens et celle des modernes, les chrétiens – la vraie concorde – qui s’appuie sur l’assistance de l’Église.

1333.

Le liber est la partie vivante de l’écorce qui servait parfois de support pour l’écriture. Ce passage est directement inspiré de Virgile (voir georg. 2, 74-77 : Nam qua se medio trudunt de cortice gemmae / et tenuis rumpunt tunicas, angustus in ipso / fit nodo sinus : huc aliena ex arbore germen / includunt udoque docent inolescere libro ; « En effet, à l’endroit où des bourgeons poussent du milieu de l’écorce et déchirent les minces tuniques, on fait en plein nœud une entaille étroite : on y insère un bouton prélevé sur un arbre étranger, et on lui apprend à se développer dans le liber humide », trad. E. de Saint-Denis). Même lorsqu’il appelle à répudier la fabulosa antiquitas, Ennode ne renonce jamais à l’imitation des lettres profanes, surtout lorsqu’il s’agit de Virgile, doctorum radix (voir epist. 1, 18, 3).

1334.

Pour une justification de la traduction de caespitibus et une analyse de cette métaphore complexe, voir notre commentaire, chapitre 8, p. 245.

1335.

Ennode file ici l’image du bouturage. Outre la référence implicite à Virgile (voir note précédente), le verbe maritare est le terme technique pour indiquer le fait d’unir la vigne à tel ou tel arbre, particulièrement le peuplier (voir Hor. epod. 2, 9-10 : Ergo aut adulta uitium propagine / altas maritat populos ; « donc il marie les hauts peupliers avec les boutures adultes de la vigne », trad. F. Villeneuve). Sur les différentes méthodes de bouturage dans la littérature latine, voir G. Maggiulli, « Uomo e natura a confronto : le tecniche della riproduzione artificiale delle piante nella letteratura agronomica latina », 1998, p. 233-249.

1336.

Littéralement : « à la balance de l’examen ».