12. – Ennode à Avienus

Première lettre à Avienus, le fils de Faustus, dont il a célébré l’accession au consulat (epist. 1, 5). Ennode reproche au jeune consul de ne pas lui écrire. Pas la moindre lettre ! La condamnation de son silence est l’occasion de rappeler les pouvoirs de l’épître qui abolit les distances (entre la Ligurie et Rome). Qu’il envoie donc quelques mots ! La situation est grave.

1. Si tu venais à demander pourquoi, puni par votre1370 mutisme, un front prodigue de sa pudeur1371 n’observe pourtant pas le silence et si, par une interprétation abusive, l’affection était appelée impudence, si tu disais que mon bavardage aurait dû être contenu puisqu’il n’obtenait pas de fruit, c’est que, moi, je m’adresse à toi, ô le plus illustre des hommes, avec cette sincérité1372 qui règne chez les gens de votre maison1373, c’est que, moi, je m’attache à la promesse que nous avons conclue comme une garantie de notre cœur. 2. Certes, je déplore les raisons invoquées d’un long silence quand sont négligés à la fois les liens de l’amitié et la parenté1374. Mais comme l’amour que j’ai pour toi a tous les droits sur moi, je crois encore pouvoir accepter comme excuse ce que tu as fait et je pense que tu as sur ce point pour te justifier des raisons que je ne peux pas connaître. J’ai toujours entendu dire que tu étais en bonne santé conformément à mes vœux1375. Tu as souvent, par l’éclat de ton expression épistolaire, essuyé la sueur que te donnait l’illustration de ta lignée. Mais chaque fois que le silence ne répond pas à une nécessité, il n’exprime rien d’autre que le mépris1376. 3. Pour ma part, pourtant, j’ai toujours écrit avec l’espoir de recevoir une réponse1377 et j’ai dicté1378, en quelque sorte en présence de ta Clarté, ce qu’elle devait lire. Il me semblait, en parlant, que ma page te rendait1379 présent1380, qu’elle avait ta saveur et qu’elle assemblait des mots peints à ton image. Quelle serait la douceur d’une lettre de toi s’il m’était donné d’en recevoir ! Je t’en prie, penses-y scrupuleusement puisque, bien qu’ils viennent de nous, nous entourons de nos soins les mots qui vont vers toi. 4. Désormais, je te le demande, réveille-toi à l’amour de l’écriture et inonde mon aridité des flots de ton entretien pour que j’apprenne à connaître ce que mon ministère peut obtenir de Dieu si je reçois de toi des lettres rivalisant avec la perfection de ton père. Je ne veux pas que tu sois rempli de crainte si je parle de ce grand homme qui fait trembler les plus doctes et si je le place, pour ainsi dire devant tes yeux, comme un modèle d’éloquence. Les médecins habiles ont coutume de saisir la force des corps en observant les veines et pour juger de l’avenir d’un homme d’interroger ses doigts1381. 5. On ne peut juger le génie des débutants que lorsque ceux qui ne sont pas encore capables de vigoureuses déclamations à cause de leur jeune âge, enchantent ceux qui s’enquièrent de leur futur talent oratoire et font connaître en leurs racines la moisson future de leur habileté. Mon cher Seigneur, comme je l’ai déjà dit, en m’acquittant de l’hommage respectueux de mes salutations, j’espère que, si mon mérite ne le fait pas voir, au moins mon importunité, qui est infatigable, fera entendre que tu te souviens de moi.

Notes
1370.

À travers l’entremêlement du « tu » et du « vous », l’auteur s’adresse tantôt à son destinataire tantôt au groupe qu’il représente (voir epist. 1, 3 ; 7, 28 ; 9, 13). Ennode n’évoque pas seulement le « mutisme » d’Avienus mais, plus largement, celui de sa familia.

1371.

La même expression est employée dans l’epist. 1, 25, 1. Elle signifie que le sens de l’honneur d’Ennode devrait lui interdire d’écrire puisqu’Avienus a gardé le silence. Prodigus signifie « qui prodigue », « qui gaspille ».

1372.

Cette « sincérité » est une nouvelle fois ambiguë (voir epist. 1, 10, note 10) : en effet, s’il semble que nous ayons affaire à l’habituelle déclaration de sincérité qui caractérise l’amitié épistolaire, nous avons vu qu’Ennode opposait le discours d’éloge convenu, qu’il refusait de tenir, à l’admonition franche qu’il adressait à Jean (voir epist. 1, 10, 3-4 : « Je pourrais dire : tu es parvenu au faîte de la connaissance (…), tu as atteint le sommet de la perfection (…). Mais comme je l’ai déjà dit, tous ces compliments me sont étrangers »). En outre, si l’on admet qu’Ennode s’adresse non seulement au jeune consul mais aussi au cercle qui rassemble, autour de Faustus, les partisans de Symmaque, on peut supposer qu’il demande des informations dont le sens nous échappe. Mais Ennode n’a pas besoin d’être plus explicite dans sa lettre puisqu’il reviendra au porteur de préciser son intention profonde que la prudence ou le respect des conventions littéraires ne lui permettent pas d’exprimer ouvertement.

1373.

La phrase pourrait être construite différemment si l’adjectif domestica était considéré comme un nominatif, attribut du sujet (le pronom relatif quae). Mais Ennode emploie dans d’autres contextes l’expression familia domestica qu’il utilise comme une expression figée dans laquelle domestica est adjectif épithète. Dans l’epist. 1, 3, par exemple, il revendique son appartenance à la familia domestica de Faustus qui désigne avant tout le cercle rapproché de ses amis (voir epist. 1, 3, 9 : Audiat te, quae in conuersatione publica didiceris, familia domestica retexentem ; « Que les gens de votre maison puissent t’entendre retracer ce que tu as appris dans les conversations officielles ! »). Il reprend donc ici l’argument qu’il avait utilisé dans l’epist. 1, 3 pour dénoncer le silence de Faustus « comme s’il était permis à un chrétien d’ignorer un mal sous lequel Rome agonise » (epist. 1, 3, 7). Le rapprochement entre ces deux épîtres permet de supposer qu’Ennode y poursuit un même objectif : être tenu au courant de l’évolution du schisme laurentien dans le règlement duquel son évêque, Laurent de Milan, et lui jouèrent un rôle déterminant (voir commentaire, chapitre 6, p. 185 sq.).

1374.

Ennode est un proche parent de Cynegia, la mère d’Avienus (voir chapitre 5, p. 153 sq.).

1375.

Voir Ov. am. 1, 484 : uoti compos eris (« tu verras tes vœux accomplis »).

1376.

Cette condamnation du silence épistolaire constitue une sentence fréquente dans les florilèges médiévaux. On peut la rapprocher d’une autre formule qui connut la même postérité : voir epist. 2, 5, 3 : In damnum gratiae parcitas contingat ista uerborum.

1377.

Cette confidence rappelle que les épîtres d’Ennode ne sont pas seulement des lettres d’art mais qu’elles s’inscrivent dans un véritable échange épistolaire, non dénué d’affectivité.

1378.

Le verbe dictare indique qu’Ennode n’écrivait pas lui-même ses lettres, même s’il lui arrivait probablement de le faire. Il les « dictait » à un copiste comme l’ont fait, avant lui, d’autres épistoliers célèbres : voir par exemple Cic. Att. 2, 23, 1 : haec dictaui ambulans (« j’ai dicté ces lignes tout en marchant », trad. L.-A. Constans).

1379.

Reddidisse : est une forme imité de l’infinitif aoriste grec et n’a aucune valeur d’antériorité (voir Goelzer,Avit, p. 36 : « au subjonctif, le plus-que-parfait a pris d’assez bonne heure (…) la place de l’imparfait même dans des phrases où il est impossible de découvrir la moindre idée d’antériorité »).

1380.

Ennode rappelle, de façon plus personnelle cette fois, cette vertu traditionnelle de l’épître qui consiste à abolir les distances et à rendre présents les absents (voir epist. 1, 11, 1 ; 1, 12, 3 ; 1, 17, 1 ; 1, 21, 1 ; 1, 23, 1 ; 2, 24).

1381.

Ennode évoque ici deux modes de diagnostic. Le premier, la « sphygmologie », se traduit par l’observation des veines et définit une véritable science du pouls (voir le De pulsibus de Galien) ; le second consiste à examiner la courbure des doigts pour déceler les signes de quelque maladie. Les métaphores empruntées à la médecine antique illustrent l’intérêt que suscitaient les versions latines des traités d’Hippocrate, d’Oribase et de Galien, traduits dans les cercles lettrés de Ravenne auxquels Ennode était si lié (voir I. Mazzini et N. Palmieri, « L’École médicale de Ravenne : Programmes et méthodes d’enseignement, langue, hommes, 1991, p. 285-310).