13. – Ennode à Agapitus

Première lettre à Agapitus, ami d’Ennode et peut-être parent de Faustus 1384 . Agapitus vient d’accéder à une haute charge et, semble-t-il, à la « dignité » sénatoriale. Ennode le félicite mais il regrette d’avoir été prévenu par la renommée et non par une lettre. Condamnation du silence épistolaire qui transgresse les lois sacrées de l’amitié.

1. Mon cœur est blessé depuis que1385 ta Grandeur, si respectueuse de l’équité et attachée aux amitiés, s’est tournée vers une telle négligence et un tel oubli de moi, que, sans se souvenir de notre affection, elle a laissé la renommée, plutôt qu’une heureuse épître, m’annoncer les bonheurs d’un siècle meilleur1386 que les progrès de tes honneurs ont apportés. Où sont passées ces sanctuaires vénérables de ta sainte conscience1387 quand il s’agissait de préserver notre amour ? 2. A quelle occasion un cœur soucieux de réjouir son ami aurait-il pu trouver nouvelles plus dignes d’être rapportées ? Mais je me demande si aucun des méchants n’a d’aventure lâché « l’Auster sur les sources » ni « la bête fougueuse sur les rosiers »1388. Car jamais on ne cache un événement heureux aux amis sans avoir reçu offense : une violente émotion fait que ceux qui vivent au loin taisent ce qui peut réjouir. Loin de votre caractère l’indécence de la méchanceté ! Je pense que j’ai mérité d’ignorer vos succès. Mais quelle fréquence de la correspondance compensera un tel silence ? Quand un ami renonce aux désirs < de l’amitié >, aucune preuve d’affection ne peut le radoucir. 3. Mon cher Seigneur, tu auras beau colorer cela autant que tu veux avec les nobles images de ta science des mots, les méchantes actions sont rarement soignées par des entretiens et la douleur qui a découlé d’une action ne peut être guérie par le langage. Il te sera difficile de faire oublier en écrivant que tu as méprisé d’écrire. Mais je reviens à mon intention1389 dont il ne faut jamais s’écarter, si la Divinité prend pitié de nous. C’est à Dieu que je dois d’avoir été le premier en Ligurie à connaître la nouvelle de tes réussites malgré ton silence volontaire. 4. Tu as perdu le fruit de la discrétion que tu recherchais. Le bonheur des gens de bien est célébré par la rumeur universelle ; on ne peut ignorer ce qui est venu s’ajouter aux plus grands. Quand on est déjà au milieu des honneurs, on doit accueillir encore plus ceux qui vous sont rendus1390 : il n’est pas bien qu’un autre soit élevé aux faisceaux si, parmi les astres de la Curie1391, il ne reconnaît pas, dans les titres reçus, les suffrages que lui a apportés son propre éclat ; elle est venue à vous, l’auguste dignité1392, tardivement1393 certes, mais elle vous était due ! Ce qui l’a appelée, c’est la parole, qui normalement la suit1394 ; mais ce qui l’a exigée, c’est l’intégrité1395 qu’elle avait pour compagne, autrefois, durant l’Âge d’or. 5. Mais je reviens maintenant à la bienveillance d’un entretien familier même après l’outrage subi. Adieu, mon cher Seigneur, et ce que tu as négligé au détriment du pacte conclu, restaure-le par la richesse de ta correspondance.

Notes
1384.

Agapitus, ami d’Ennode et peut-être parent de Faustus (Ennode le présente comme le frater de Faustus dans l’epist. 5, 26), accéda, vers 502-503, à une charge importante : les expressions ad fasces adtollitur et inter curiae sidera semblent indiquer qu’il devint sénateur bien avant d’être élu consul en 517. A. fit aussi une brillante carrière à la cour de Ravenne où il devint patricius à une date indéterminée (opusc. 6 : est A. patricius) et préfet de la Ville (Cassiod. uar. 1, 6, 32). Il reçut six lettres d’Ennode (epist. 1, 13 ; 4, 6 ; 4, 16 ; 4, 28 ; 5, 26 ; 6, 12) avec lequel il entretint des relations d’intérêts (voir epist. 5, 26 et opusc. 8, petitorium quo absolutus est Gerontius). Après avoir mis à la disposition du pape Hormisdas un de ses serviteurs pour une ambassade pontificale à Constantinople (Coll. Auellana, 228), Agapitus s’y rendit personnellement en 525, sur l’ordre de Théodoric, avec le pape Jean Ier, pour demander à l’empereur Justin l’abrogation des mesures prises contre les Ariens (voir PLRE, « Fl. Agapitus 3 », p. 30-32).

1385.

Les quatre premiers mots répètent le début de l’epist. 6, 41 de Symmaque. L’expression de l’angoisse semble avoir inspiré Ennode. Symmaque y évoque l’inquiétude que lui causent « les habituelles douleurs » de sa fille (epist. 6, 41 : male est animo, postquam filiam meam conperi consueto dolore uexari ; « J’ai mauvais moral, depuis que j’ai appris que ma fille était secouée par ses habituelles douleurs. », trad. J.-P. Callu).

1386.

Chez Symmaque, les termes saeculum et tempora peuvent avoir un sens concret et désigner le pouvoir en place (voir E. Wistrand, « Textkritisches und Interpretatorisches zu Symmachus », 1972, p. 234) Ces termes sont souvent accolés, au génitif, à des substantifs exprimant l’idée de félicité et de justice (felicitas, beatitudo, bona) et de justice (iustitia, aequitas). Ils sont alors « liés à la représentation de l’Âge d’or », p. 234). Or la fin de l’épître d’Ennode justifie aussi la félicité d’Agapitus par une référence à l’Âge d’or (aurea quondam aetate). La traduction de E. Wistrand permettrait de déceler dans l’expression melioris saeculi l’intérêt d’Ennode pour l’époque (le règne) de Théodoric dont il écrivit plus tard le panégyrique. Mais cette interprétation est récusée par A. Marcone qui considère ces expressions comme des indices de l’idéologie du bonum saeculum inauguré par Théodose : voir Commento storico al libro VI dell’epistolario di Q. Aurelio Simmaco, 1983, p. 100, note a.

1387.

Sur le sens de sancta conscientia, voir epist. 1, 11 note 8.

1388.

Voir Verg. ecl. 2, 58-59 : Eheu ! quid uolui misero mihi ? Floribus Austrum / perditus et liquidis immisi fontibus apros : « Hélas ! qu’ai-je voulu, malheureux ? Sur les fleurs, dans mon égarement, j’ai lâché l’Auster, et, dans les sources limpides, les sangliers ! », trad. E. de Saint-Denis). Si la référence à Virgile ne fait pas de doute, il est possible que ces expressions soient devenues proverbiales, comme le pense J. Sirmond dans son édition de l’œuvre d’Ennodius (voir son index des « prouerbia »).

1389.

Voir epist. 1, 4, 2 à Faustus note 8.

1390.

Ennode distille des recommandations sur la conduite à tenir dans la société et dans les cercles du pouvoir, tant à Rome qu’à Ravenne. Cette attitude montre que ses préoccupations spirituelles ne doivent pas être interprétées comme un appel à se retirer du « monde ». Au contraire, Ennode définit une pratique » sociale destinée à une nobilitas chrétienne consciente d’elle-même et ancrée dans le monde.

1391.

Ennode reprend l’image de la « curie céleste » dans l’epist. 2, 10, 3 (voir albo curiae caelestis : « l’album de la curie céleste »). Cette image apparaît plusieurs fois dans la littérature patristique (voir Aug. ciu. 2, 19 : angelorum curia ; ps.Prosp. carm. de prou. 954 : caeli curia).

1392.

Le terme dignitas s’applique ou bien à un membre du Sénat (il est alors souvent accompagnée de l’épithète senatoria) ou bien simplement à un membre de l’ordre sénatorial (voir G. Dagron, Naissance d’une capitale. 1974, p. 162-163 ; A. Chastagnol, Le Sénat romain à l’époque impériale, 1992, p. 358-368).

1393.

Cette indication ne prouve pas qu’Agapitus soit âgé. Sa carrière se terminant en 526, il ne peut être un vieillard en 503. Ennode veut seulement dire que la dignité aurait pu ou dû venir plus tôt. En effet, certains consuls sont très jeunes, comme Avienus, le fils de Fauste, qu’Ennode présente comme un puer-senex (voir epist. 1, 5, 7).

1394.

Ennode veut-il dire que l’excellence oratoire est la cause du succès d’Agapitus ? C’est en tout cas l’éloquence qui a appelé Agapitus à recevoir cette dignité, alors que, normalement, la parole se déploie une fois la dignité obtenue. Cette inversion souligne l’importance de l’art oratoire dans la carrière des honneurs.

1395.

Dans l’ensemble de ce passage, Ennode justifie la promotion sociale d’Agapitus non par son origine sociale mais par son excellence oratoire et, surtout, par son excellence morale, son innocentia. Une fois encore apparaît l’importance du critère culturel et moral dans la conception de la nobilitas défendue par Ennode (voir Salzman, p. 19-68 : « Defining the Senatorial Aristocracy »,).