14. – Ennode à Faustus

Sixième lettre à Faustus. Ennode ne tient pas à rappeler les tristes événements (le schisme laurentien ?) qui avaient chassé la paix de la Ville. A présent, la paix est revenue et la santé du saint Père (le pape Symmaque ?) ne suscite plus d’inquiétude. Mais Ennode aimerait bien recevoir des nouvelles de Faustus, juste quelques lignes, pour apaiser ses craintes attisées par les rumeurs.

1. Je ne voudrais pas, je l’avoue1398, découvrir les raisons de mes retards afin d’éviter qu’un triste récit1399 ne trouble à nouveau mon esprit qui goûte la joie tardive d’avoir retrouvé la paix et que mon récit ne me fasse revivre le point de départ de ma tristesse. Car il se doit presque à lui-même ses propres angoisses celui qui ne refuse pas d’évoquer à nouveau ce qui en elles appartient au passé. Qui donc, une fois ses sujets d’anxiété parvenus à leur terme1400, irait les réveiller par la nécessité d’un entretien intempestif ? 2. Mais j’ai confiance en vous et en notre objectif politique1401 auquel on doit, en le retraçant, la sincérité sur chaque point. Je supporte de bon gré les aiguillons de la tristesse passée pourvu que rien ne soit perdu pour la vérité et pour éviter que, par la faute d’un cœur trop tendre, je ne déshonore ma lettre par un mensonge, je supporte volontairement ce que je vous rapporte. 3. La santé1402 du saint évêque, votre Père, presque arrivée à un point critique, m’a absorbé et, bien que l’Église entière se lamentât sur sa maladie, je fus pourtant accablé d’une tristesse toute particulière, moi qui dois davantage à son amour. J’ai vu la paix de la cité quitter l’enceinte de notre ville1403 sous la pression de la discorde et échapper à nos yeux comme une divinité hésitante et vagabonde. Mais qu’une brève narration suffise à de tristes événements1404 !

4. Désormais, la santé – à souhaiter autant qu’à chérir – du saint Père aspire à un heureux rétablissement. Ainsi donc, dès que mon esprit eut regagné son poste, il s’est aussitôt concentré sur vos ordres. J’ai envoyé de jeunes serviteurs pour m’informer, par un récit fidèle, de la prospérité de votre Grandeur et de celle de toute votre sainte maison. Mais je suis à nouveau dans l’attente et partagé par l’incertitude entre l’espoir et la crainte1405, car c’est pour moi une nécessité de me préoccuper du bonheur d’un second père1406. 5. Qui pourrait venir au devant de mes soucis ? Qui pourrait égaler les troubles d’un homme ainsi écartelé1407 ? Mais il est plus juste de ramener ces soins à Dieu dont la clémence a pour propre d’aller au-delà des vœux de ceux qui le supplient et d’offrir un havre1408 aux agitations de leurs désirs. En attendant, je reviens à mes plaintes habituelles. Je soutiens que vos lettres auraient dû me suivre immédiatement1409 et que, pour ma consolation ou en raison de ma récente demande, vous auriez dû payer d’avance le tribut de vos lettres pour éviter que mon cœur ne fût suspendu, au sujet de votre départ, à des ouï-dire incertains1410. 6. Mais je crois que cette faute peut être réparée par la fréquence de la correspondance. Il reste à souhaiter que la divinité ne vous fasse1411 écrire que ce qu’il est agréable d’apprendre. Mon cher Seigneur, en vous adressant avec effusion le salut dû à votre Révérence, je prie que les requêtes que j’ai recommandé de porter à votre connaissance obtiennent leur effet.

Notes
1398.

Le début de l’épître développe une antithèse sur plusieurs phrases : nollem, fateor, morarum causas aperire (…). Sed uobiscum (…). Lorsqu’il est opposé à une particule adversative (ici sed), le verbe fateor subit une dégradation particulièrement sensible dans les antithèses (voir Dubois, p. 504 : « Les verbes fateor et confiteor offrent un cas d’usure remarquable : à force de servir de parenthèses, ils ont perdu leur sens verbal et sont devenus les équivalents de simples particules, comme quidem ou profecto »).

1399.

L’évocation de la discordia, la disparition de la paix et l’inquiétude pour le « saint évêque » nous semblent devoir être interprétées comme des allusions – caractéristiques du style épistolaire – au schisme laurentien et, si l’on en croit le Liber Pontificalis, aux troubles violents qui l’ont accompagné(voir Lib. pontif. 53. 5, p. 260-261). Notre interprétation permettrait de dater cette épître après le règlement du schisme, c’est-à-dire, au plus tôt, après le concile de novembre 502 qui leva les accusations portées contre Symmaque. Ennode évoque ce souvenir par prétérition puisque le « triste » rappel de ces événements (maesta relatione) qu’il ne veut pas voir ressurgir occupe pourtant tout la première partie de la lettre.

1400.

Cette expression est d’origine proverbiale : voir Otto, p. 67 : voir par exemple Cic.Lael. 101 : ad calcem, ut dicitur, peruenire.

1401.

Le caractère politique de l’action d’Ennode et de Faustus est évoqué dans l’expression proposito rerum, même si le contenu de ce propositum n’est pas explicité (voir epist. 1, 4, 2, p. 304, note 8).

1402.
Les inquiétudes qui pèsent sur la santé ( salus, ualetudo, prosperitas ) de l’évêque, de Faustus et de ses proches semblent avoir, à côté d’une signification littérale, une signification métaphorique qui est caractéristique du style allusif des épîtres. En effet, « la santé dégradée » du saint Père coïncide avec un schisme dans lequel les partisans de Symmaque ont vu une remise en cause du pouvoir du Siège romain et de « l’Église entière » (voir commentaire, chapitre 6, p. 187).
1403.

On devine une réminiscence littéraire dans cette représentation de la Paix quittant la ville « sous la pression de la Discorde (…) comme une divinité hésitante et vagabonde » (voir Aristophane, La Paix, 221-223 : « Hermès : (…) je ne sais si jamais vous reverrez la Paix / Trygée : Mais où est-elle donc partie ? / Hermès : Polémos l’a jetée dans un antre profond », trad. H. Van Daele).

1404.

Cette phrase constitue une sentence. L’analyse rythmique des derniers mots [ stricta narratio ] permet d’y reconnaître une des clausules préférées d’Ennode : le double crétique – U – / – U – (voir Fougnies).

1405.

Inter spem et metum dubia : on reconnaît une discrète réminiscence de l’Enéide mettant en scène les Troyens qui, après le festin, se souviennent de leurs compagnons morts (voir Verg. Aen. 1, 217-218 : amissos longo socios sermone requirunt / spemque metumque inter dubii (…), ils s’interrogent longuement sur leurs compagnons perdus, partagés entre l’espoir et la crainte », trad. J. Perret).

1406.

Bien que Faustus soit parent d’Ennode par alliance (epist. 1, 5 note 2), Ennode évoque plutôt ici une « parenté idéologique ». Faustus est en effet la principale figure de l’aristocratie consulaire à soutenir Symmaque. En outre, après avoir parlé du « saint évêque », Ennode présente Faustus comme un alterius parentis. Cette expression suggère qu’Ennode considère aussi le « saint évêque » comme un parens, alors qu’il n’existe entre eux aucun lien familial.

1407.

Cette phrase illustre le goût d’Ennode pour l’hyperbate (Dubois, p. 510). La séparation du substantif aestus et de son complément distracti donne plus de force à l’expression de son trouble intérieur.

1408.

Notre traduction ne parvient pas à restituer totalement les sonorités (allitération en [v] puis en [p]) et le rythme des deux expressions symétriques : uota uincere // portum parare (« vaincre les vœux » // « préparer un port »).

1409.

Le préfixe sub-, dans le verbe subsequi, insiste sur l’immédiateté que traduit l’adverbe de temps ilico.

1410.

Cette nouvelle hyperbate – ici séparation du substantif auditu et du qualificatif ancipiti – exprime avec une force particulière l’incertitude d’Ennode.

1411.

Le verbe facere, employé avec l’accusatif et l’infinitif passif, introduit un type de « proposition infinitive qu’on pourrait appeler impérative » (Dubois, p. 464). Il y a trois autres exemples de cette construction dans les livres 1 et 2 : epist. 1, 3, 4 : quae ex sua fecit miseratione transferri ; epist. 1, 7, 2 : facinus credi facis ; epist. 1, 22, 3 : denegari paginas faciat.