Première lettre à Florianus, jeune parent d’Ennode 1414 . Les prouesses rhétoriques de Florianus sont exemplaires, ampoulées à souhait et dignes de Romulus. Que Florianus comprenne ! Ennode n’a plus le loisir de s’intéresser à ces vanités.
1. C’est la même chose de ne pas garder une limite dans l’arrogance et de la dépasser dans l’humilité1415. C’est un sentiment d’orgueil que d’être soumis plus qu’il ne faut. Il est coutumier aux gens qui ouvrent grand1416 la bouche d’inventer des séductions extraordinaires et le grand style1417 tragique consiste dans l’éloquence à simuler la crainte et à redouter la critique quand on est sûr de la louange. Quant à moi1418, je consacrerais mon zèle à ma vocation1419 si je ne le devais pas déjà à notre sang. 2. J’ai reçu ta lettre riche du génie romain et qui manifeste le vrai style latin dans l’éclat même de tes débuts, à laquelle – même si mon ignorance me l’interdit – mon affection m’a contraint de répondre bien qu’il y eût longtemps que1420 l’espoir de me taire avait supprimé en moi le goût d’écrire et donnait au silence la place de la gloire1421. Mais si je n’avais pas répondu, tu ne saurais pas que tu as été pris sur le fait1422 d’avoir joué avec des inventions artificielles, une éloquence habile et le fard digne de la rouerie de Romulus1423. Pour couper, l’efficacité d’une lame bien polie n’est pas égale à celle dont la rouille a pris possession1424 ; l’entraînement et la torpeur ne peuvent lutter à armes égales. 3. A présent, me contentant d’une lettre brève, je me tourne vers les devoirs de la salutation pour compenser la faiblesse de mon éloquence par mon affection, répondant par l’amitié aux figures1425 et à la pompe de tes propos1426. Voilà ! Autant que j’ai pu me soustraire à mes occupations, je me suis hâté de t’écrire. Dieu t’accordera, si tu désires des réponses, de trouver libre de soucis le cœur d’un homme tourmenté1427.
Ce parent d’Ennode (si sanguini non deberem) est encore jeune si l’on en croit l’expression « l’éclat de tes débuts » (principiorum luce) mais aussi le ton dédaigneux du diacre de Milan à son égard. Faute d’indications plus précises, J. R. Martindale propose deux possibilités : si le ton de ces deux épîtres nous paraît écarter son hypothèse d’une identification avec Valerius Florianus (Préfet de la Ville de Rome de 491 à 518), sa seconde hypothèse est plus probable puisqu’elle suppose une identification avec un uir spectabilis (voir PLRE, « Florianus 2 », p. 480) qui fut peut-être referendarius auprès de Théodoric (voir Cassiod. uar. I, 5). Toutefois, si Florianus était effectivement très jeune à l’époque de cette lettre, il pourrait être identifié avec le futur abbé du monasterium Romenum (près de Milan) qui fut baptisé par Ennode qu’il considérait comme son père spirituel (epist. Austrasicae 5, 4). Cet abbé, qui disparaît après 561, est probablement, en 544, le destinataire d’une lettre d’Arator, un des élèves d’Ennode, qui célèbre sa culture et sa bibliothèque, ce qui correspondrait assez bien à son épître « riche du génie romain », si l’on en croît Ennode (voir PCBE II, « Florianus 2 », p. 845-846).
Cette épître, qui devrait être consacrée à l’éloquence de Florianus, débute par une succession de sentences sur l’humilité : Ennode quitte le champ de la rhétorique pour celui de la morale chrétienne.
L’oratio hians est d’abord le style « avec hiatus », c’est-à-dire le style décousu (rhet. Her. 4, 18 : ea (=conpositio) conseruabitur, si fugiemus crebras uocalium concursiones quae uastam atque hiantem orationem reddunt ; « on parvient à ce résultat (=l’agencement du discours) en évitant les trop nombreuses rencontres de voyelles qui créent dans le discours des ruptures et des hiatus », trad. G. Achard ; Quint. inst. 8, 6, 62 : aspera et dura et dissoluta et hians oratio ; « le style âpre et dur et lâche et décousu », trad. J. Cousin). Mais il semble que l’oratio hians désigne ici plus généralement le style maladroit par opposition au style élevé.
Les « cothurnes » sont des chaussures hautes à l’usage des acteurs tragiques : ils s’opposent aux socci (les brodequins utilisés par les acteurs comiques) parce qu’ils sont montés sur une épaisse semelle de bois qui grandit les personnages (Hor. ars 280 : Aeschylus (…) docuit magnumque loqui nitique cothurno ; « Eschyle enseigna à parler d’une voix puissante et à monter sur le cothurne », trad. F. Villeneuve). Par extension, l’adjectif coturnus s’applique au style sublime de la tragédie (Quint. inst. 10, 1, 68 : grauitas et coturnus et sonus Sophocli ; « la gravité, le cothurne et le ton de Sophocle », trad. J. Cousin). Sidoine Apollinaire utilise cette expression lorsqu’il célèbre « ceux que le style sublime de l’éloquence latine a rendus célèbres » (epist. 2, 9, 4 : hi coturno Latiaris eloquii nobilitabantur).
Pour une justification de la leçon ego uero, voir « Prolégomènes », p. 282, notice 7.
En l’absence de toute précision d’Ennode, nous pensons qu’il s’agit non pas d’un « projet » de Florianus (lequel d’ailleurs ?) mais du propositum d’Ennode, son « mode de vie religieux », sa fonction ecclésiastique, auxquels il se consacrerait s’il n’avait pas une dette par les liens du sang (voir epist. 1, 4, 2 à Faustus note 8).
La conjonction quod est parfois substituée à ut, à cur, à cum ou ici ex quo dans le latin tardif (voir Goelzer, Jérôme p. 381 et Dubois, p. 452). Nous trouvons un emploi identique dans l’epist. 1, 16, 4 : cum diu sit quod (= cum, ex quo…).
Cette précision tendrait à prouver qu’Ennode ne cultive plus « depuis longtemps » les arts libéraux : n’est-ce qu’une question de temps ou bien son ministère religieux lui interdit-il de s’occuper de rhétorique (voir epist. 1, 16, 4 : diu sit quod oratorium schema affectus a me orationis absciderit et nequeam occupari uerborum floribus, quem ad gemitus et preces euocat clamor officii ; 2, 6, 5 : me quondam studiorum liberalium adhuc nouitate gaudentem) ? Si les diacres n’étaient pas contraints, semble-t-il, d’abandonner toute activité littéraire, Ennode semble profiter ici de sa fonction pour se dispenser d’une réponse trop longue et se débarrasser d’un correspondant prétentieux qu’il congédiera bien vite (voir epist. 1, 16).
Pour une explication de la leçon Quod minus, voir « Prolégomènes », p. 282, notice 8.
Ennode considère la rhétorique comme une activité vaine lorsqu’elle n’est pas mise au service de la morale chrétienne (voir epist. 1, 6 ; 1, 9). L’éloquence de Florianus est comparée à la fourberie de Romulus ! La critique est sévère et il n’est pas étonnant qu’elle ait suscité la colère de Florianus (voir epist. 1, 16).
L’image d’une « lame bien polie » et de la « rouille du langage » est une réminiscence de Sidoine Apollinaire : voir M. Banniard, « La rouille et la lime : Sidoine Apollinaire et la langue classique en Gaule au Ve siècle », 1992, p. 413-427.
Le terme schemata désigne les figures de rhétorique (voir Quint. inst. 4, 5, 4). Mais par extension, il prend le sens péjoratif d’« enflures oratoires » et de « fictions rhétoriques », en particulier dans la littérature chrétienne (voir Sidon. epist. 7, 9, 2 : poetica schemata, « les fictions de la poésie », trad. A. Loyen). Ennode emploie six fois le terme schemata dans son œuvre et toujours dans un sens négatif (voir opusc. 2, 104 : syllogismos a me sermonum et schemata non quaeratis, « ne me demandez pas des syllogismes ni des figures de rhétorique »).
Le ton est de plus en plus vif à la fin de l’épître : en valorisant la « brièveté » et « l’affection » de sa lettre, Ennode dénonce l’éloquence artificielle de son correspondant. Les recommandations rhétoriques (simplicité de l’expression) sont étroitement liées à l’enseignement moral (dénonciation du mensonge).
Curis peut être à la fois complément de uacuum (voir Cic. diu. 2, 27 ; fin. 2, 30 ; Tusc. 3, 9 : curis uacuus) et de pulsati. Dès lors, l’expression uacuum curis pulsati pectus traduit un paradoxe (mot à mot : « le cœur vide de soucis d’un homme tourmenté par les soucis »), un adynaton qui manifeste l’impossibilité pour Ennode d’écrire aujourd’hui à Florianus une lettre différente de celle-ci (voir E. Dutoit, Le thème de l’adynaton dans la poésie antique, 1936, p. 154-161).