16. – Ennode à Florianus

Deuxième lettre à Florianus 1430 . Ce dernier a répliqué, semble-t-il, à la précédente lettre d’Ennode. Mais sa réponse est restée ambiguë : a-t-il critiqué en retour le style maniéré d’Ennode ou a-t-il envoyé des louanges excessives et, par la même, hypocrites ? Dans les deux cas, Florianus a eu tort. Qu’il réserve à d’autres, désormais, le charme de ses lettres !

1. Ta Fraternité aurait pu accorder à mon affection ce qui aurait aussi, par une authentique générosité, constitué, en même temps qu’un gain de temps pour le donateur, un profit pour la modestie, en ce sens, bien entendu1431, que, ayant déjà en mains la lettre qui témoignait de mon empressement, tu pouvais te dispenser du soin de m’écrire. Y a-t-il1432 donc quelqu’un qui peint son front de séductions trompeuses et ruine une réputation par une attaque1433 violente et, sans se contenter d’une excuse évidente, ne croit pas – à tort – que les preuves qu’il a données suffisent à une conscience disposée à le croire ? 2. Qui, par la saveur variée de son entretien, irrite le gosier de ses amis voraces au point de changer totalement le pacte conclu1434 en distillant des paroles flatteuses ? Car après t’avoir répondu que j’aimais le silence1435, comme en guise de réponse à mon allégation, j’ai obtenu des lettres plus longues et j’ai fait couler, suite à mon refus, la source de ton éloquence que tu avais peut-être longtemps mise en réserve. Que ferais-tu si je t’avais promis des combats, si je portais imprudemment un quelconque coup de dent à la ferveur de tes études et si, juge lucide de moi-même, je ne gardais pas une prudente réserve ? 3. Auraient été, je crois, utilisées contre moi la profondeur abyssale de Tullius, la propriété des mots de Crispus, l’élégance1436 de Varron1437 et je n’aurais trouvé nulle part de soutien, moi qui n’ai rien gagné même à éviter les rivalités stylistiques, même pas en me taisant quand j’étais attaqué1438. Même si la conscience de mon habileté et ma vigueur oratoire me donnaient du courage, en considérant les divers périls que courent les écrivains, je redouterais la gloire que vous vous recherchez avec beaucoup de sueur. 4. À cela s’ajoute le fait que tu as dit que la rhétorique, en moi, était artifice1439 alors qu’il y a longtemps que1440 l’amour de l’oraison m’a éloigné des figures oratoires1441 et que je ne peux me laisser accaparer par les fleurs de la rhétorique, moi que le cri du devoir appelle aux plaintes et aux prières. 5. Cesse donc de tenir des propos flatteurs et de mauvais conseil1442. Si ce que tu écris est faux et orné par le pinceau du mensonge1443, modifie ton comportement même une fois que tu vois révélé l’esprit dans lequel tu l’as fait1444 ; mais si tes propos sont véridiques et dérivent de la balance de ton jugement, enferme-les dans les profondeurs secrètes de ton cœur pour montrer ton respect pour l’affection en te gardant de toucher ce qui concerne ton ami. Garde-moi un cœur immuable et réserve à d’autres les charmes de ton entretien1445. 6. Voici que j’ai outrepassé la mesure d’une épître en voulant répondre à la longueur de ta lettre1446. Mais il ne faut pas frapper d’un châtiment spécial une faute qui, dans les erreurs commises, a un garant1447. Mon cher Seigneur, en te rendant les salutations que je te devrais1448, je te prie, si, en observateur vif, tu pénètres les désirs que j’ai conçus par amour du silence, de pardonner du moins aux obligations qui nous accablent.

Notes
1430.

Voir epist. 1, 15, p. 336, note 1.

1431.

L’adverbe scilicet ouvre ici une parenthèse ironique.

1432.

Ennode utilise à plusieurs reprises quisquamne formé du pronom indéfini quisquam et de la particule interrogative ne : epist. 1, 17, 1 ; 2, 2, 2.

1433.

Ce terme juridique est employé pour la première fois par Cicéron dans sa Correspondance : voir Att. 4, 3, 3.

1434.

C’est-à-dire les conditions du pacte d’amitié qui veut franchise et bienveillance.

1435.

« L’amour du silence » prend le contre-pied de l’habituelle « condamnation du silence ». Ennode souligne à trois reprises son goût pour le silence, dans des épîtres sévères qu’il adresse respectivement à Florianus (epist. 1, 16), Astyrius (epist. 2, 12) et Avienus, le fils de Basilius (epist. 2, 28). Ce thème correspond généralement à des relations difficiles, un vif mécontentement, voire le désir de rompre la relation épistolaire.

1436.

Voir rhet. Her. 4, 17 : elegantia est quae facit ut unum quidque pure et aperte dici uideatur. Haec distribuitur in Latinitatem et explanationem (« l’élégance est ce qui fait que chaque idée paraît exprimée dans une langue pure et intelligible. On y distingue correction du latin et clarté », trad. G. Achard).

1437.

Pour une explication de la leçon Varronis, voir « Prolégomènes », p. 283 notice 9.

1438.

Deux interprétations grammaticales sont possibles : suivant la première – que nous avons retenue – on verra dans cette phrase une succession de nec au sens de ne… quidem. La traduction littérale sera alors : « moi qui n’ai rien gagné à fuir les controverses littéraires, pas même lorsque je gardais le silence étant provoqué ». La seconde hypothèse est de considérer que profuit a un double sujet introduit par nec (illud quod + ind.)… nec (cum + subj.)… : selon A. Dubois, « les anacoluthes ne surprennent pas chez un écrivain qui use (…) de telles licences dans la construction des phrases ; et il serait certainement excessif d’imputer toutes ces fautes aux seuls copistes » (p. 513). Si nous pensons avec A. Dubois que les copistes ne sont pas responsables de ces constructions inattendues, nous préférons les considérer non pas comme des « fautes » mais comme une recherche de uariatio stylistique.

1439.

Versutia a souvent un sens péjoratif dans le latin tardif (voir Sidon. epist. 6, 2, 2 : spiritalis animae serenitatem saecularium uersutiarum flatibus turbidare, « troubler la sérénité de son âme éprise de spiritualité du souffle des astuces en usage dans le siècle », trad. A. Loyen). Comme Sidoine, Ennode oppose la superficialité de la uersutia aux profondeurs de la spiritualité chrétienne. Mais Florianus pouvait-il ignorer la valeur péjorative du mot uersutia ? Et pouvait-il croire que ce terme fît réellement plaisir à son correspondant ? Ce terme fait planer un doute sur l’intention réelle de Florianus : ne s’était-il pas en fait moqué du style d’Ennode, n’appréciant que modérément les « leçons » distillées par ce dernier dans son précédent courrier (voir epist. 1, 15) ? La réponse peu amène d’Ennode montre que celui-ci n’était peut-être pas dupe des « compliments » de Florianus. Quoi qu’il en soit, dans la première lettre d’Ennode comme dans la réponse de Florianus, les critiques étaient restées feutrées, implicites, empreintes de l’éloquence policée qu’exigent les échanges entre lettrés. Cette seconde lettre d’Ennode est donc d’un autre niveau, celui de la direction spirituelle et de la relation sincère qui doivent caractériser les familiares paginae. L’epist. 1, 16 illustre parfaitement la remarque d’Ennode à Jean (epist. 1, 10, 1 : « dans la correspondance avec des familiers, les qualités des amis doivent être tues et non pas exprimées pour ne pas alourdir autant la complicité de nos échanges avec les phrases creuses des manifestations de louange »).

1440.

Sur cet emploi particulier de quod, voir epist. 1, 15, 2 note 6.

1441.

Le jeu de mots oratorium / orationis a pour but de souligner l’antithèse entre la prière et l’éloquence. Aussi paradoxal que cela puisse sembler, Ennode ne manque jamais l’occasion d’un jeu de mots ou d’une figure de style, même lorsqu’il déclare ne plus s’intéresser aux « fleurs de la rhétorique ».

1442.

Malesuada : ces propros sont « propres à donner de mauvais conseils » car ils peuvent inspirer l’orgueil, la vanité littéraire. L’alternative est donc la suivante : ou bien les propos de Florianus sont mensongers (flatteurs et hypocrites) et celui-ci doit changer d’attitude car il a été démasqué ; ou bien ils sont sincères et Florianus doit les garder pour lui ou les réserver à d’autres.

1443.

L’emploi métaphorique du mot peniculus plaît à Ennode puisqu’on le trouve à plusieurs reprises dans des expressions voisines : dict. 21, 2 : peniculo fucata mendacii elocutio ; opusc. 2, 60 : fallaciae peniculo depicta uerba ; opusc. 3, 24, 4 : excusationem ueritatis coloratam peniculo. L’emploi métaphorique de ce mot désigne aussi un personnage pittoresque « Labrosse » de la fabula palliata (voir Plaut. Men. 286 sq.).

1444.

Voir Cypr. epist. 72, 3, 1 : scimus quosdam (…) nec propositum suum facile mutare ; « nous savons que certains ne changent pas facilement de conduite ». Si Ennode emploie, dans son œuvre, toutes les acceptions du terme propositum (voir epist. 1, 4, 2 note 8), le sens de « conduite » ne fait ici aucun doute : Ennode demande à son correspondant de s’amender et de changer d’attitude. Cette expression nous semble donc révéler le sens profond de l’épître et, plus largement, du ministère d’Ennode : son activité l’a contraint à abandonner l’enseignement rhétorique pour celui de la morale : dès lors, il n’est pas étonnant que son œuvre soit aussi présente, au Moyen Âge, dans les excerpta de sentences morales et dans les florilèges monastiques à côté d’autres sentences des Lettres de Sénèque, des textes philosophiques de Cicéron, des néoplatoniciens et autres philosophi. Nous pensons que la direction morale (en l’occurrence la morale chrétienne) occupe une place discrète mais primordiale dans certaines épîtres dont le projet rappelle, dans un contexte païen, les Épîtres de Sénèque (voir commentaire, chapitre 4, p. 135 sq.).

1445.

Voir Gell. 16, 3, 1 : sermonibus demulcebat.

1446.

Le choix du participe productae (voir producere : « allonger », « prolonger ») suggère peut-être que la lettre de Florianus a elle-même trainé en longueur.

1447.

Ennode emploie auctor dans son acception juridique (voir Goelzer,Avit p. 587). Il veut parler de la faute qui peut produire un « garant », un « responsable » (en l’occurrence Florianus).

1448.

L’expression salutatio debenda est assez rare dans les salutations finales où l’on trouve d’ordinaire salutatio debita. Ennode utilise l’adjectif verbal debenda dans quatre lettres critiques dans lesquelles il reproche l’attitude de son correspondant (epist. 1, 16, 6) ou son silence épistolaire (epist. 2, 5, 3 à Laconius ; 3, 25, 2 à Eugenetes ; 4, 30, 2 à Eugenetes). Il semble donc que l’adjectif verbal n’exprime pas simplement une variante dans les salutations mais qu’il introduise une nuance (« qui serait due »).