19. – Ennode à Deuterius

Unique lettre à Deutérius, le célèbre grammairien de Milan 1476 , qui souffre de problèmes de vue. Ayant négligé de lui rendre visite, Ennode assume bien volontiers sa faute qui lui a valu de recevoir une lettre superbe. Que la maladie n’accable pas Deutérius plus qu’il ne faut car ses écrits sont lumineux et Dieu purifie les faiblesses du corps.

1. Combien je voudrais manquer fréquemment au devoir de visite, si la faute accorde une douce récompense, et négliger le commandement divin sciemment et en connaissance de cause, si les fautes qui devraient être châtiées procurent pleine satisfaction aux désirs ! Moi seul, j’ai eu le bonheur d’obtenir, par le mérite d’une offense, de quoi me réjouir ! J’ai appris maintenant d’une telle récompense à persévérer dans mes erreurs. 2. Ces sentiments que je suis contraint d’exposer publiquement1477, excellent maître, ne sont pas opposés à la religion des amitiés1478 ; au contraire, parce que je les reconnais, ils sont dignes de notre pacte1479. Je n’ai jamais souhaité, tel un ingrat, que des incertitudes pèsent sur ta santé ; bien au contraire, autant qu’il a été en mon pouvoir, j’ai opposé les mains de mes prières1480 aux malaises1481 qui te menaçaient. 3. Mais, voyons, quelle vivacité d’esprit a montré1482 ta lettre que ne soutenait pas un corps en bonne santé mais dans laquelle tu as brillé de l’une et l’autre lumière ! Tes regards, je te le demande, sont-il émoussés par la nuée de la douleur, quand tes vers1483 sont si brillants1484 ? Et toi dont le langage est lumière, tu te plains de la vue1485 ? Combien je crains de paraître louer chichement tes mérites ! Il est juste de te reconnaître la faculté de donner des yeux à tous et d’illuminer les ténèbres de nos esprits d’une splendeur qui leur est étrangère1486. Crois-tu donc que ce que tu accordes aux autres ne soit pas efficace pour toi ? 4. Chasse de ton cœur, je te prie, les soucis conçus par une inquiétude ou une précaution peut-être superflues1487. Dieu te donnera que toute nouvelle faiblesse de ton corps soit en échange purifiée par l’éclat serein1488 de ton âme resplendissante1489.

Notes
1476.

Deuterius n’est connu que par le témoignage d’Ennode qui l’appelle doctor optime (epist. 1, 19, 1) et qui célèbre son enseignement (carm. 2, 104). Ce grammaticus (carm. 1, 2) exerçait à Milan lorsqu’Ennode y était diacre. Il dirigeait une école qui compta, parmi ses élèves, plusieurs proches d’Ennode parmi lesquels Arator (dict. 9) ou Lupicinus (dict. 8). Ses carmina, célébrés dans l’epist. 1, 19, 3, n’ont probablement circulé que dans un cercle restreint puisqu’ils ne sont signalés par aucun autre témoin (voir PLRE, « Deuterius » 3, p. 356-357).

1477.

Ce sens de l’expression in medium est attesté dans la langue classique (Cic. Verr. 5, 149). Il révèle que cette épître à Deuterius était destinée d’emblée à un public plus large.

1478.

Sur la double signification de « religion des amitiés » dans la Correspondance, voir epist. 1, 1, 3 note 4.

1479.

C’est-à-dire du pacte d’amitié. Sur la traduction de propositum, voir epist. 1, 4, 2 note 8.

1480.

Precum manus : cette image traduit le besoin de forger un vocabulaire adaptée à la vie spirituelle et à la vie de l’âme. Ennode emprunte ce vocabulaire à la vie du corps suivant l’exemple des Pères de l’Église, comme Ambroise, qui avaient été confrontés à la nécessité de forger un idiome adapté à l’enseignement spirituel. A. Loyen relève ainsi plusieurs expressions semblables dans l’œuvre d’Ambroise qui illustrent, selon lui, la préciosité de son style : « les mains du cœur », « le nombril de l’âme », « les dents de l’âme », « la main de la langue », « la bouche du cœur » (voir A. Loyen, Sidoine Apollinaire et l’esprit précieux en Gaule aux derniers jours de l’Empire, 1943, p. 157 ; H. Savon, « Maniérisme et allégorie dans l’œuvre d’Ambroise de Milan », 1977, p. 203-221 ; S. Gioanni, « Apprendre à prier chez les Pères latins : la personne et la communauté des orants dans le christianisme ancien », Actes du colloque « La prière en latin », Nice, 15-17 mai 2003, à paraître).

1481.

Le terme inaequalitas, qui est souvent employé comme un antonyme de sanitas, désigne des problèmes de santé : voir Symm. epist. 7, 12 : magnum in modum sollicitauit me inaequalitatis tuae nuntius (« la nouvelle de votre malaise m’a inquiété d’une façon considérable », trad. J.-P. Callu).

1482.

L’indicatif est souvent le mode de l’interrogative indirecte dans la littérature tardive et notamment chez Ennode (voir Dubois, p. 444-446).

1483.

Sur les carmina de Deuterius, voir p. 344, note 1.

1484.

Ennode insiste, non sans une certaine lourdeur, sur le jeu de mots lumina / lucem. Notons qu’il reprend l’image des lumina dans le carm. 2, 104 consacré à Deuterius : forma caput facies Deuteri cuncta magister, innumeris doctor dotibus ille cluit. (…) Phoebae lumina plena uident.

1485.

Dans l’epist. 1, 21, Ennode évoque ses propres problèmes de vue en jouant sur la polysémie du teme lumina : voir epist. 1, 21, 1 : de luminum nostrorum salute sollicitor (voir aussi la note 3 de l’epist. 1, 21).

1486.

La vue et la lumière prennent une signification spirituelle : Augustin écrivait qu’il serait possible de voir Dieu non pas avec les yeux du corps mais avec les yeux du corps spirituel (voir epist. 148, 5, 16). Sur la dimension spirituelle de la vue et des désordres visuels et sur le problème de la vue corporelle de Dieu, voir G. Madec, « Savoir c’est voir. Les trois sortes de « vues » selon Augustin », 2002, p. 123-139.

1487.

Cette épître, qui cherche à réconforter un ami souffrant, est à rapprocher de l’épître d’Horace à Tibulle affaibli par la maladie, même si la sagesse horatienne est bien éloignée du christianisme d’Ennode (voir Hor. epist. 1, 4, 6 : Non tu corpus eras sine pectore, « non, tu n’étais pas un corps sans âme »).

1488.

Sur l’expression per sudum rutilans, voir commentaire, chapitre 8, p. 246.

1489.

Opposition platonicienne entre l’âme et le corps : pour exalter les qualités de l’une face aux faiblesses de l’autre, Ennode termine sa lettre par une expression redondante qui témoigne de la préciosité de son style : l’hyperbate (animae…nitore) suggère le mouvement de lumière exhalée par cette âme dont l’éclat est souligné par les trois mots successifs : sudum rutilantis nitore. L’analyse rythmique des derniers mots [ni-tore mundetur] révèle la clausule préférée d’Ennode : le crétique-spondée – U – / – – (voir Fougnies).