20. – Ennode à Faustus

Huitième lettre à Faustus. Prière d’action de grâce. Ennode vient d’apprendre la guérison d’enfants (serenis pignoribus 1493 ) proches de Faustus alors qu’il ignorait les menaces qui pesaient sur leur vie. Toute la Ligurie prie pour que Dieu protège toujours la sainte maison de Faustus. Ennode lui recommande son cher Bassus afin qu’il reçoive favorablement les requêtes qu’il doit lui remettre.

1. En vérité, rendons grâce à la Trinité1494 que nous vénérons et honorons, notre Dieu, qui sous la distinction1495 et l’admirable égalité1496 des personnes nous a ordonné de comprendre et d’adorer pieusement une seule substance, qui a tourné notre tristesse en bonheur et qui a fait des larmes, compagnes des douleurs, les servantes de la joie, pour que je puisse dire en vérité avec le prophète : « qui changera ma tête en fontaine et mes yeux en source de larmes ?a 1497 » pour que je puisse répondre à la grandeur des bienfaits célestes par cette prière, moi qui ai eu le bonheur de recevoir les présents célestes avant même de les demander, et de lire1498 ce qui s’est produit d’heureux avant de comprendre de quel malheur nous menaçaient nos péchés.

2. C’est grâce à toi1499, Dispensateur tout puissant1500, que je n’ai pas eu de crainte concernant les enfants de sa Sérénité1501 et l’héritage de leur parfaite honnêteté future dans la période d’angoisse qui a précédé : ainsi, j’ai été comme stupéfait d’apprendre aussi leur retour à la santé et, dans un état proche de la confusion, j’ai eu du mal à croire qu’étaient arrivés des événements heureux qui ont dépassé ce que je méritais. En vérité, l’esprit humain est incapable d’apprécier les richesses de la récompense divine ! Ceux qui ont le cœur fragile sont si bien ménagés qu’ils voient le port1502 avant de prendre conscience des incertitudes des dangers. 3. Dieu de bonté, au-dessus de quel précipice avons-nous été suspendus au moment où, pour que le témoignage de la puissance céleste se manifestât pleinement dans la santé retrouvée des tout petits, celle-ci fut davantage ébranlée1503 par notre démérite1504 ?

Je parle avec sincérité et aucun voile de mensonge ne dissimule la parole que je dois à ma vocation : mes paroles sont coupées de sanglots et, sous l’effet d’une joie complète, mes yeux sont plus riches de larmes et je considère souvent ce à quoi j’ai échappé. En quel endroit de la terre avons-nous donc été1505 ? De quelle ruine la clémence suprême nous a-t-elle éloignés pour nous rendre au commerce des hommes ? 4. Rendons donc au généreux auteur de ce bienfait ce que nous lui devons, en des paroles plus ramassées, mais par de longs gémissements. Invitons-le à nous garder ses faveurs, lui dont nous avons la preuve qu’il nous a secourus dans les incertitudes ; prions-le, lui qui sait préserver – c’est un fait ! – ce qu’il a accordé et faire perdurer les témoignages vivants de ses miracles1506. Tels sont les vœux que forme pour vous, avec moi, l’ensemble du vénérable collège des serviteurs et amis de Dieu établis dans toute la Ligurie1507. 5. Un tel suffrage est le soutien d’une sainte maison. Des prières sont dites sans relâche pour les enfants de votre Sérénité1508. Je dis la vérité, la divinité en est témoin, elle qui aime la vérité qu’elle est elle-même : pour tous ceux qui peuvent avoir confiance en l’innocence et en la pureté de leur vie, votre tristesse est trop amère. 6. Mais à présent je reviens à l’usage épistolaire. Salut, mon cher Seigneur, et recevez le clarissime Bassus1509, porteur de la présente, avec l’estime que vous manifestez d’ordinaire à ceux qui me sont chers car, parmi tous ceux qui ont à cœur de garder mon amitié à cause de vous, celui que je viens de nommer a atteint en quelque sorte le comble de la pureté. Favorisez donc ses requêtes afin qu’en recevant le fruit des soins dispensés, il soit disposé à en faire de plus grands encore.

Notes
1493.

Le terme pignora peut avoir la signification d’« enfants » dans la littérature augustéenne (Ov. met. 3, 134 : pignora cara) et patristique (Lact. inst. 6, 4, 15 : saluis pignoribus ; Cypr. mortal. 10 : post pignorum funera). Le choix des termes (pignoribus / paruulorum) semble indiquer qu’il s’agit d’enfants jeunes mais aucun élément ne permet de les identifier avec précision. Toutefois, Ennode utilise à plusieurs reprises l’adjectif serenus pour les qualifier. Ce terme a sans doute ici un caractère officiel (voir le mot français « sérénissime »). L’emploi officiel de serenitas se rapportant traditionnellement à l’empereur ou au roi, les serenis pignoribus pourraient donc désigner des « enfants princiers » liés à la famille royale. Mais à l’époque d’Ennode, la « sérénité » est également un attribut divin que Boèce emploie comme un synonyme de Dieu et qu’il applique, par extension, aux hommes qui font rayonner la sagesse divine (Boèth. cons. 1, carm. 4, 1-7 : « l’homme serein à la vie bien réglée, / qui foule aux pieds le destin orgueilleux, / Dévisage bien droit l’une et l’autre Fortune / Et sait garder un front invaincu : la mer enragée et ses menaces / quand elle agite les flots qu’elle fait bouillonner (…) ne pourra l’émouvoir », trad. J.-Y. Guillaumin). C’est pourquoi nous pensons que l’adjectif serenis se rapporte à la famille et à la domus sancta de Faustus qui est l’incarnation de la serenitas (voir Ennod. epist. 1, 6, 3 à Faustus : « (…) tu n’auras rien en commun avec les plus grandes [terres] si le Seigneur Faustus, personnification de l’éloquence romaine, ne vient pas vers toi avec sérénité »). Voir commentaire, chapitre 7, p. 207-208.

1494.

Cette profession de foi trinitaire se rencontre dans d’autres œuvres d’Ennode : opusc. 1, 1 ; opusc. 4, 7 ; epist. 8, 34, 1 ; epist. 9, 22, 1 ; epist. 9, 31, 3.

1495.

Voir Tert. adu. Prax. 11 : distinctio trinitatis ; 27 : distinctio Patris et Filii.

1496.

Voir Aug. trin. 8, 1, 2 : aequalitas in trinitate.

1497.

Le contexte de la citation, une lamentation sur la mort, confirme la menace qui pesait sur ces enfants.

1498.

Le verbe legere indique que cette lettre fait suite à une lettre de Faustus annonçant une guérison. La lettre d’Ennode peut donc être considérée comme une réponse.

1499.

Début de la prière d’action de grâce (voir deuotio, gratulatio) qui se termine par labefactata per meritum. Ennode s’adresse naturellement à Dieu. Certaines actions de grâce, chez Augustin ou Ambroise, expliquent également le mal par la nécessité de la Révélation (voir Ambr. epist. 40, 8  ; Aug. conf. 1, 20 ; 2, 7 ; 9, 1).

1500.

Voir Hier. epist. 124, 10 : dispensator omnium Deus. L’expression « Dispensateur de toutes les grâces » est attestée en français au XVIIe s. (voir J.-B. Bossuet, Œuvres oratoires, p. 388).

1501.

Voir note 1.

1502.

L’association des mots stationem et incerta laissent entrevoir une métaphore maritime déjà rencontrée deux fois : epist. 1, 1, 1 : Dum salum quaeris uerbis in statione conpositis, et incerta liquentis elementi placida oratione describis ; epist. 1, 4, 3 : Sufficit pudorem meum in statione constitui : alios iactent incerta uentorum. La métaphore, plus discrète que dans les exemples précédents, montre bien que l’intention religieuse (ici une prière d’action de grâce) n’est pas incompatible avec la recherche stylistique.

1503.

Pour une justification de la leçon labefacta, voir « Prolégomènes », p. 284, notice 11.

1504.

Sur ce sens « classique » de meritum, voir V. Zarini, « À la plus grande gloire de Martin ? », 2002, p. 253, note 32.

1505.

Voir Cic. Catil. 1, 9 : ubinam gentium sumus ?

1506.

Virtutes a parfois le sens de « miracles » dans la littérature patristique (Cypr. unit. eccl. 15 : uirtutes magnas in terris facere ; voir aussi A. Rousselle, Croire et guérir. La foi en Gaule dans l’Antiquité tardive, 1990, p. 193).

1507.

Cette périphrase désigne la communauté chrétienne de Ligurie au nom de laquelle s’exprime le diacre de Milan. Elle témoigne des liens étroits entre l’évêque de Milan et Faustus, le questeur du palais, c’est-à-dire entre l’Église de Milan et la cour de Théodoric.

1508.

Voir p. 346, note 1.

1509.
Bassus (voir PLRE , « Bassus 4 », p. 219) est le destinataire de l’epist. 4, 25 d’Ennode. Il s’agit d’un personnage lié à sa famille par une uetus diligentia (voir epist. 4, 25, 1) et proche d’un certain Camillus (« parens » disparu d’Ennode) : Si Camillum mente retines, Ennodium non omittes . Les termes employés dans l’epist. 1, 20 à propos de Bassus confirment l’affection toute particulière que lui portait Ennode, en raison précisément des relations que Bassus avait entretenues avec Camillus. Ne peut-on pas déceler dans cette affection un indice supplémentaire du lien entre Ennode et Camillus dans lequel Sirmond et, récemment, B. Bureau voudraient voir le propre père d’Ennode ? (voir B. Bureau, « Parthenius et la question de l’authenticité de la Lettre à Parthenius d’Arator », 1998, p. 387-399).