Première lettre à la religieuse Speciosa 1607 , amie d’Ennode : Ennode tente de renouer des liens épistolaires avec elle par ce billet d’amitié. Il veut se faire pardonner son silence en prétextant le propre silence de la religieuse. Speciosa, « lumière de l’ É glise », est un exemple de vie sainte. Ennode l’imite en toutes choses.
1. Mon silence est la conséquence d’un chagrin qui a laissé croître, en méditant une vengeance, les dommages portés à notre affection. En effet, que pouvais-je faire d’autre que te rendre la pareille 1608 , en me taisant quand tu refusais de m’écrire 1609 , de sorte que le mépris qui se manifestait à mon égard par l’absence de ta conversation vénérable, fût frappé d’une pointe égale, la privation de mes entretiens ? On pourrait dire que la vengeance est ennemie de ma vocation. Mais dès lors qu’il arrive que vous en preniez l’initiative 1610 , je compte toutes les erreurs comme soumission à une loi. 2. Est-il quelqu’un pour croire commettre une faute en faisant ce que tu as fait et pour penser que le jugement divin doive châtier ce qu’il saurait être parti de toi ? Considère donc mon écart de conduite d’un cœur bienveillant : en me précédant dans cette attitude, ô lumière de l’Église, tu l’as voulue toi-même. Quant à moi, je conserve les sentiments dont j’ai fait promesse : apparaître en toutes choses, si je le mérite, comme un homme qui cherche à t’imiter ; de cela, j’ai montré la vérité en me taisant quand vous vous taisiez et par la parole 1611 quand vous parliez. 3. Je me suis donc rendu au devoir épistolaire après en avoir reçu l’ordre, ayant retenu jusqu’à présent dans les profondeurs d’un cœur pudique des paroles qui n’étaient pas aimées, mais tout disposé à les mettre au jour dans mes lettres avec un semblable respect. Salut, chère Dame, splendeur sans nuage 1612 d’une conscience intègre, et daignez me 1613 faire avancer très loin à l’exemple de votre sainte vie et, si je le mérite, vous souvenir de moi, en pardonnant à la brièveté de cette épître que la hâte du porteur a réduite à d’étroites proportions 1614 .
Religieuse, amie d’Ennode et proche (adfinis) d’Olybrius, Speciosa réside à Pavie (voir PLRE, « Speciosa », p. 1024). Les épîtres 2, 2 et 2, 3 laissent supposer qu’Ennode a entretenu des rapports étroits avec Speciosa. Cette impression est confirmée par l’epist. 2, 13 dans laquelle Ennode regrette de n’entretenir avec elle « plus aucun lien de familiarité ni d’affection ». Dans l’epist. 2, 2, il reproche à Speciosa son silence tout en lui adressant un éloge appuyé : il promet de suivre « l’exemple de sainteté » de cette « lumière de l’Église », cette « resplendissante conscience du bien et de la pureté ». Dans l’epist. 2, 3, il prétend avoir accepté de son évêque une mission difficile à Pavie simplement pour rendre visite à cette femme qui fait « l’honneur de l’Église ». Ce mélange d’affection et d’admiration rappelle l’autobiographie inachevée d’Ennode qui raconte l’entrée de son épouse dans la vie religieuse et son comportement exemplaire (voir opusc. 5, 27-28 : …illa, quae mecum matrimonii habuit parilitate subiugari, religiosae mecum habitudinis decora partiretur, et fieret praeclari dux femina tituli. Sed utinam sexu fragilem in animi uirtute sequemur (…) Illa pretiosae uigore constantiae mala carnis uota perdomuit, et affectiosam seruauit pudicitiam, non coactam ; « … elle, qui eut à se soumettre avec moi au lien du mariage, partagea avec moi les honneurs de la vie religieuse et devint, tout en étant femme, le chef d’une célèbre fondation. Mais puissé-je suivre, dans la vertu de l’âme, cet être fragile par son sexe (…) ! Elle, par la force de sa précieuse constance, elle dompta les volontés malicieuses de la chair et conserva intacte sa chère chasteté sans y être forcée »). Ce rapprochement justifie-t-il le point de vue de F. Vogel et de S. Kennell qui voient dans Speciosa la fiancée (ou la femme) d’Ennode, entrée comme lui en religion ? (voir Kennell, p. 7, 147-49 et 212 ; voir aussi notre commentaire, chapitre 2, p. 72-75).
Cet argument (la réciprocité du silence) est également développé dans l’epist. 2, 5 à Laconius.
L’insistance d’Ennode à renouer des relations épistolaires avec Speciosa peut s’expliquer de différentes manières. Premièrement, entretenir des relations constitue un devoir social qui interdit le silence épistolaire. Deuxièmement, l’epist. 2, 3 semble exprimer une véritable affection qui dépasse les seules conventions sociales. Troisièmement, Speciosa est sans doute un personnage important à Pavie puisqu’Ennode évoque, au même moment, une mission que le préfet du prétoire Olybrius lui avait confiée auprès de Speciosa (epist. 2, 13). N’y a-t-il pas un lien entre l’epist. 2, 13, qui annonce à Olybrius que la mission se heurte à des difficultés, et ces deux épîtres par lesquelles Ennode tente de renouer contact avec Speciosa (epist. 2, 2) et regrette l’échec de leur entrevue (epist. 2, 3) ?
L’alternance de la deuxième personne du singulier et de la deuxième personne du pluriel est problématique dans cette lettre qui ne semble s’adresser qu’à une seule personne, Speciosa. Mais il n’est pas exclu qu’Ennode emploie ici un pluriel générique : « vous », c’est-à-dire « toi et les gens comme toi », « les gens de ton espèce » et en l’occurrence « vous, religieuses » (voir commentaire, chapitre 3, p. 106-108).
La traduction « en me taisant / par la parole » essaie de rendre la dissymétrie dum taceo / quod loquor (voir Dubois, p. 513).
L’expression sine nube traduit l’idée de pureté mais la traduction littérale permet de conserver la métaphore solaire qui vise à montrer que Speciosa est un astre.
In longum producere : il faut sous-entendre me. Cette « omission » peut s’expliquer par une raison paléographique, l’haplographie, par la chute du second « m » dans l’expression in longữ me producere.
Formule traditionnelle pour justifier la brièveté d’une épître : voir epist. 6, 6 (festinatio perlatoris) ; epist. 7, 28 (festinatio ueredarii) ; epist. 8, 31 (festinatio portitoris). Le thème du porteur impatient est aussi fréquent dans les correspondances médiévales (voit J. Leclercq, « Le genre épistolaire au Moyen Âge », 1946, p. 63-70).