Deuxième lettre à la religieuse Speciosa : Ennode prétend avoir accepté une mission 1617 de son évêque à Pavie auprès du dignitaire goth, Erduic, uniquement pour rendre visite à la religieuse. Ayant rencontré Erduic aux portes de la ville, Ennode est au désespoir de n’avoir pu retrouver Speciosa.
1. Qu’il est lourd le fardeau qui écrase les pécheurs à cause de leurs actes ! Tout ce qui s’offre à leurs yeux leur est enlevé et, pour que leurs désirs ne se perdent pas dans l’oubli, ils voient tout près d’eux, sans qu’il leur soit permis de l’obtenir, tout ce qu’ils désirent. Je m’étais chargé d’une obligation désirée qui m’avait conduit jusqu’à Pavie et j’avais franchi toutes les épreuves d’un pénible voyage 1618 , pensant que mon évêque 1619 croyait cette peine dépensée pour l’exécution de ses ordres, alors qu’elle servait mon affection 1620 , quand soudain, sur le point d’atteindre la borne de mes vœux 1621 , le fruit recherché par de si grands efforts s’enfuit alors qu’il était déjà sur l’aire 1622 . 2. Ah douleur ! Tu m’arraches de la conversation épistolaire pour m’appeler à la tragédie 1623 ! J’avais aperçu les murs de la cité qui est vénérable, à cause de toi 1624 , juste après les lieux de la religion 1625 , je préparais déjà les paroles d’un agréable entretien – mais je crains de dire ce qu’il en est resté de peur de devoir, en le disant, endurer à nouveau les souffrances passées. L’illustre Erduic 1626 , que toi, l’honneur de l’Église, tu m’avais fait désirer rencontrer, le hasard le fit surgir à l’improviste devant mes yeux. 3. Alors mes compagnons virent ce que j’étais venu chercher, alors mon cœur manifesta l’ardeur que je cachais jusque-là sous le prétexte de rencontrer la personne que je viens de citer 1627 : en proie aux tortures de mon affection, je n’ai pas su cacher ce que je voulais, ni maquiller mon état d’esprit sous quelques fards. À ma grande tristesse, il m’a reconduit chez moi, coupant court aux raisons de prolonger mon voyage. Je n’ai pas apprécié, je l’avoue, cette économie de fatigue. 4. Voici donc que j’ai apporté le témoignage de mon affection et de mon attachement. C’est à vous de vous demander si 1628 j’ai dit la vérité et d’apprendre à connaître mon cœur à l’aune de votre affection. Chère Dame, je vous salue et vous prie de bien vouloir apprendre du porteur de la présente ce qu’il doit vous faire connaître 1629 .
Ennode (alors diacre à Milan) est envoyé par son évêque (probablement Laurent de Milan) pour traiter avec le Goth Erduic. Nous ne connaissons pas le détail de cette affaire. Concerne-t-elle le règlement du schisme laurentien ? Nous savons que les partisans du pape Symmaque recherchaient le soutien du roi de Ravenne. En tout cas, cette mission montre qu’Ennode jouait le rôle d’intermédiaire et bénéficiait d’une escorte (comites mei). Le terme uotiuam, qui suggère qu’Ennode aurait lui-même demandé à remplir cette mission difficile, révèle l’ambition du jeune diacre.
Voir epist. 2, 25, 2 note 2 : compte tenu de la courte distance entre Milan et Pavie, les difficultés du voyage ( molesti itineris uniuersa, fatigationis meae ) relèvent avant tout d’un lieu commun des récits de voyage (voir J. Soler, Ecritures du Voyage dans la littérature latine tardive , thèse dactyl., Paris IV-Sorbonne, 2001, direct. Prof. J.-C. Fredouille).
Sacerdos dans le sens d’« évêque » est fréquent : Tert. bapt. 17 ; Ennod. epist. 2, 14, 3 Afris.
Ennode est souvent excessif lorsqu’il manifeste son affection et la dramatisation de l’épître est elle-même emphatique. Toutefois, il serait malvenu de ne voir ici qu’un simulacre de tragédie qui finirait par tourner la religieuse en ridicule, ce qui n’est pas l’objectif d’Ennode.
Circa metas uotorum : « sur le point d’atteindre les bornes de mes vœux », c’est-à-dire de « réaliser mes vœux ».
Iam de area : « alors qu’il était déjà sur l’aire », c’est-à-dire « alors qu’il était déjà à ma portée ».
Effet de dramatisation qui se traduit par un changement de style. Ennode s’exerce au style intense et bref du théâtre tragique : on reconnaît le vocabulaire de la tragédie (tragoediam, aestus, dolor, etc…) mais aussi son rythme (notons par exemple les clausules iambiques : -tus effugit ; -tragoediam uocas).
Ennode aurait donc deux raisons d’être attaché à la ville dont il sera l’évêque quelques années plus tard : le souvenir de l’évêque de Pavie Épiphane dont il fut le secrétaire et l’hagiographe mais aussi… Speciosa. L’éloge est tellement excessif qu’il ne saurait être une simple marque d’amitié épistolaire.
Religionis loca : l’expression est employée par Jérôme dans l’epist. 130, 19 à Démétriade pour désigner les lieux de cultes et les monastères.
Le uir illustris Erduic était probablement un dignitaire goth de la cour de Ravenne. Il n’est connu que par cette lettre d’Ennode (PLRE, « Erduic », p. 399-400 ; PCBE II, « Erduic », p. 658-659). Il faut peut-être l’identifier avec Herduic, Gothorum nobilissimi envoyé par Théodoric pour négocier avec Traseric près de Sirmium en 504 (voir Ennod. opusc. 1, 12 ; PLRE, « Herduic », 545-546).
Mot à mot : « sous l’ombre de la personne que je viens de citer ».
Dans le latin tardif, « on substitue volontiers si à ne ou num » dans les propositions interrogatives indirectes (voir Dubois, p. 441). Si cet emploi est présenté parfois comme un trait de la langue vulgaire, « on peut se demander si ce n’est pas là un emprunt direct fait au grec par les poètes comiques » (O. Riemann et H. Goelzer, Grammaire comparée du grec et du latin, 1901, p. 409).
La mission du porteur consiste à porter la lettre mais aussi à en expliciter le contenu, à dire de vive voix tout ce que l’épistolier n’a pas écrit par prudence ou souci esthétique. Ennode fait souvent référence à cet usage en rappelant à ses destinataires qu’ils ne doivent pas s’en tenir au texte mais qu’ils doivent écouter le porteur (voir commentaire, chapitre 3, p. 117-120).