Unique lettre à Pomerius 1652 , le célèbre grammaticus 1653 vivant à Arles. « Comme une agrafe entre les deux bibliothèques », il fait le lien, par sa culture, entre les lettres profanes et les lettres chrétiennes. Dans un éloge non dénué d’ironie, Ennode ne revendique pas autant de génie. L’éclat des lettres, en Gaule, n’a rien à voir avec leur déshérence en Ligurie. Et les parures de la rhétorique ne l’intéressent plus. Confrontation entre la culture païenne et la culture religieuse.
1. Jusques à quand sera-t-il tant permis à l’abstinence1654 < épistolaire > ? Jusques à quand une glorieuse renommée, privée de relations épistolaires, déclinera-t-elle ? Je ne refuse pas de passer pour téméraire pourvu que 1655 je puisse me faire connaître d’un être parfait. Je veux être le premier à < vous > envoyer des lettres afin que les qualités de la Gaule puissent migrer en Italie 1656 sans rien perdre dans le transport de leur beauté formelle. Ou bien pensais-tu peut-être rester caché quelque part, quand la lumière de ta science te désignait à la vue de ceux qui se trouvaient au loin ? 2. Et si, en tressant tes louanges, mon témoignage intime certes mais pauvre, par l’insuffisance de talent 1657 qui lui est propre, ne me limitait pas et si la sécheresse de qui les rapporte ne rétrécissait pas les éloges immenses de tes mérites, < voici ce que je devrais dire > : telle une agrafe entre les deux bibliothèques 1658 , tu as mordu sur les parties les plus grandes de perfection venant des deux côtés en faisant en sorte que ton génie se nourrît ainsi à satiété. Je ne parle pas de l’accomplissement parfait du bienfait céleste conféré et pourvu de dons supérieurs sans l’aide des hommes1659. Car on a raison de penser que vient du ciel ce dont on ne trouve aucun exemple parmi les hommes. Mais je pense qu’il vaut mieux réserver cela aux temps ultérieurs, si Dieu me prête vie 1660 .
3. J’en viens donc à ce que tu m’as fait savoir en dépit de la très grande distance. Si j’en crois les assertions 1661 du vénérable Félix, porteur de la présente, toi, nourrisson du Rhône, tu t’acharnais à chercher dans mes lettres dictées 1662 sans application l’harmonieuse symétrie 1663 de Rome et la veine fluide du Latium 1664 . Un lecteur attentif et zélé a trouvé, semble-t-il, ce que devait polir la lime, alors qu’il parcourait des lignes qui n’avaient pas été travaillées. 4. Nous ignorons ce que cet homme a lu et dans quel esprit 1665 ce qui 1666 , après une telle délibération, est à l’origine de cette sentence. Surtout quand il a été écrit :
‘Le père des poètes lui-même, le prince de l’Hélicon, Homère,Ainsi donc 1668 , même si la latinité soutient les gens de son pays et ceux qui fréquentent les palestres 1669 de ses études, c’est chose admirable à dire qu’elle aime aussi les étrangers 1670 . Je ne dois pas me risquer à la pompe de l’éloquence et je ne prends pas sur moi de dire comment et qui peut en user (5.) puisqu’il suffit à ma profession 1671 de s’attacher à la simple doctrine 1672 . Si, toutefois, jadis, quand je me délectais encore des études libérales 1673 toutes nouvelles pour moi, quelqu’un m’avait touché d’un tel coup de dent, j’aurais préparé soit une réplique adaptée pour me justifier soit une objection dont je n’aurais pas eu à rougir. 6. Mais à présent, salut 1674 , mon cher Seigneur, et, à mon égard, joue plutôt le rôle de défenseur de l’enseignement de l’Église. Écris-moi et fais-moi savoir qui furent les parents de Melchisédecha, quelle est l’exégèse de l’archeb, le symbole de la circoncision et le contenu des mystères prophétiques. Que toutes les méprisables figures 1675 des profanes soient rejetées, elles qui sont tendues vers des croyances dépassées 1676 et semblables à la trame de Pénélope 1677 !
Pomerius est un grammaticus, d’origine africaine, vivant dans le sud-est de la Gaule (Arles) sous le patronage de Firminus (Vita Caesaris, I, 8-9). Il fut ordonné prêtre et fut peut-être abbé si l’on en croit Ruricius (voir epist. 1, 17 ; 2, 9 ; 2, 10). Il écrivit plusieurs œuvres parmi lesquelles un De natura animae et un De uita contemplatiua qui révèlent l’influence de la théologie augustinienne de la grâce sur sa pensée. Notons que le VIe siècle ne semble pas connaître le nom Julianus Pomerius mais seulement Pomerius (voir PLRE, « Pomerius », p. 896 ; C. Leyser, Authority and Asceticism from Augustine to Gregory the Great, 2000, p. 65-80).
Le grammaticus est d’abord un grammairien ou un professeur de rhétorique (Cic. or. 93) ; mais ce terme ne suppose pas forcément l’exercice d’un enseignement. Il désigne aussi un érudit, un homme de lettres, un philologue (Cic. diu. 116).
Pour une justification de la leçon abstinentiae, voir « Prolégomènes », p. 285, notice 16.
Nolo euadere opinionem temerarii dummodo : Ennode emploie la même expression dans deux épîtres très proches (epist. 2, 4 et 2, 6). Ces similitudes révèlent-elles seulement l’intérêt d’Ennode pour certains tours stylistiques ? Ne peuvent-elles pas être considérées aussi comme un critère du classement des épîtres ? (epist. 2, 5, p. 370, note 2 ; 2, 8, p. 377, note 6 ; etc.).
Cette préoccupation montre bien la supériorité culturelle de la Gaule où se trouvaient les principales écoles de rhétorique. Mais la phrase d’Ennode n’est pas exempte d’ambiguïté puisqu’il est lui-même originaire de la Gaule (voir P. Rich É, p. 62-78).
Cet excès de modestie, qui relève du lieu commun (Curtius, p. 154-158), est chargé ici d’une ironie grinçante. À la fin de l’épître, Ennode donne en effet une véritable leçon à Pomerius en se présentant comme un défenseur de la simplicité et de la science religieuse par opposition à la subtilité creuse du savant.
Vtriusque bibliothecae fibula : cette formule peut avoir plusieurs significations. Ennode veut dire, semble-t-il que Pomerius, qui fut grammaticus et religieux, réunit le savoir des lettres profanes et des lettres chrétiennes (et non des lettres grecques et latines comme le pense C. F. Arnold, Caesarius von Arelate und die gallische Kirche seiner Zeit, 1894, p. 83, note 242). En effet, le lien entre la culture païenne et les besoins du christianisme est une préoccupation récurrente d’Ennode. Notons enfin que l’image de la fibula est employée sept fois par Ennode dans le sens métaphorique de « lien » : voir epist. 1, 2, 5 à Florus, p. 299, note 7.
Nous avons ici modifié sensiblement l’édition de Vogel : voir « Prolégomènes », p. 286, notice 17.
Littéralement : « si la vie m’accompagne ».
Portitoris sancti Felicis adsertio : le rôle du porteur était d’apporter la lettre et d’en expliciter le contenu ou d’ajouter des informations qui n’y figuraient pas.
In epistulis meis dictatis : le verbe dictare (voir epist. 1, 12 à Avienus : legenda dictaui) indique qu’Ennode « dictait » ses lettres à un scribe selon une pratique courante dans l’Antiquité et au Moyen-Âge. Cette pratique n’exclut pas qu’il ait pu ajouter la salutation finale de sa propre main, authentifiant ainsi son courrier comme le faisaient notamment les évêques et les empereurs.
L’aequalitas désigne « l’harmonieuse symétrie » des mots que Cicéron définissait comme une nécessité rhétorique dans les Divisions de l’art oratoire : voir Cic. part. 21 : suaue autem genus erit dicendi, primum elegantia et iucunditate uerborum sonantium et leuium, deinde coniunctione, quae (…) habeat similitudinem aequalitatemque uerborum… ; « l’agrément du style tiendra d’abord au choix et à l’agrément des mots sonores et harmonieux, puis à leur assemblage (…) qui présentera dans les mots quelque ressemblance et quelque symétrie… » (trad. H. Bornecque).
Romanam aequalitatem et Latiaris undae uenam : cette expression définit un idéal stylistique qui incarne l’éclat de la « latinité ». Pomerius n’a pas retrouvé, semble-t-il, cet idéal dans les écrits d’Ennode dont le style précieux n’était pas du goût de tout le monde. On se reportera aussi au jugement de Florianus (epist. 1, 16) ou d’Astyrius (epist. 2, 12) qui avaient critiqué le style d’Ennode et suscité les virulentes réponses de l’intéressé.
Pour une justification de la leçon quid qua mente, voir « Prolégomènes », p. 286, notice 18.
Quod a pour antécédent quid.
Claud. carm. min. 23, deprecatio ad Alethium quaestorem, 13-14.
Le texte n’est pas sûr : Vogel reprend une leçon donnée dans les Fausses Décrétales, alors que les autres témoins proposent rogo à la place d’ergo. Le verbe rogare n’est pas impossible, en incise, comme chez les auteurs comiques : « je vous le demande », « je vous en prie ». Mais il ne se rencontre pas, dans ce sens, en tête de phrase. En outre, la construction ergo etsi…, + principale à l’indicatif, + quod… se rencontre chez Valère Maxime (Val. Max. 8, 10, 1 : ergo etsi operi illius adici nihil potest, tamen in Demosthene magna pars Demosthenis abest , quod legitur potius quam auditur ; voir aussi Verg. Aen. 9, 44-46 : ergo etsi conferre manum pudor iraque monstrat, / obiciunt portas tamen et praecepta facessunt, / armatique cauis exspectant turribus hostem). Ces éléments nous incitent à conserver la forme Ergo etsi (…).
Sur l’emploi de palaestra au neutre pluriel, voir epist. 1, 9, 1 à Olybrius note 4.
La « latinité » est le fondement de tout universalisme romain : elle « favorise » les latins, les lettrés mais elle « aime » aussi les étrangers. Sur les ruines de l’Empire, elle rassemble tous ceux qui la cultivent.
Le terme professio est trop vague pour connaître la dignité occupée par Ennode. Toutefois, celui-ci souligne l’incompatibilité entre sa professio et la culture profane : il écrira plus tard à son élève Arator qu’il déteste le nom même des arts libéraux (epist. 9, 1, 4) et refusera à sa parente Camille d’instruire son fils dans les arts libéraux sous prétexte que l’enfant était déjà engagé dans l’Église (epist. 9, 9, 1-2). Il expliquera enfin dans son ébauche d’autobiographie qu’il a choisi de se consacrer à la vraie sagesse (Eucharisticum, opusc. 5). Ce renoncement aux lettres profanes rappelle l’attitude de Sidoine Apollinaire après son accession au siège épiscopal de Clermont ou celle d’Avit devenu évêque de Vienne. Mais doit-on conclure de ces exemples célèbres que l’epist. 2, 6 à Pomerius a été écrite après l’élévation d’Ennode au pouvoir épiscopal, c’est-à-dire après 513 ? Plusieurs indices apportent quelque vraisemblance à cette hypothèse : tout d’abord, lorsqu’il évoque son renoncement aux lettres profanes, Ennode fait allusion dans cette lettre à « une époque reculée (quondam) où [il] se délectait encore des études littéraires toutes nouvelles pour [lui] » et qu’il oppose au présent (nunc). Il est donc peu probable que cette épître soit contemporaine d’autres lettres du livre II dans lesquelles Ennode célèbre le style latin (voir epist. 2, 7, 3 à Firminus) ; enfin, nous savons qu’un article des Statuta Ecclesiae antiqua, collection issue des milieux provençaux au milieu du Ve siècle, interdit explicitement aux évêques de lire des ouvrages païens (Statuta Ecclesiae antiqua, 5). Or, le ton cinglant de la menace, à la fin de l’épître, indique bien qu’Ennode aurait volontiers répondu si sa professio le lui avait permis.
Cette affirmation peut être rapprochée d’un extrait de la lettre de Grégoire le Grand à Léandre : Greg. M. epist. 5, 53a : « Unde et ipsam loquendi artem, quam magisteria disciplinae exterioris insinuant, seruare despexi, « J’ai donc dédaigné de m’astreindre à cet art de bien dire qu’enseignent les règles d’une discipline étrangère ». Dans le texte d’Ennode, la simplex doctrina désigne la foi chrétienne : voir aussi Optat. 4, 5, 8 : noster sermo quid tale facere potuit, qui simplici doctrina filios pacis retinemus… ; « Comment notre parole aurait pu avoir de telles conséquences ? Car nous retenons les fils de la paix par une doctrine innocente… » (trad. M. Labrousse). La « simplicité » de cette doctrine désigne à la fois « sa pureté morale » mais aussi le fait qu’elle se suffise à elle-même et qu’elle n’ait pas besoin de la pompe oratoire, l’eloquentiae pompa, à laquelle Ennode prétend ici avoir renoncé du fait de sa vocation religieuse. Il faut donc distinguer la simplex doctrina du simplex cultus de l’epist. 2, 13, 1 qui restait un idéal rhétorique.
Sur les « arts libéraux » et les bonae artes, voir epist. 1, 11, 2, p. 328, note 7.
Vale : les épîtres d’Ennode se terminent rarement par un simple Vale qui est une marque de familiarité ou d’un certain mépris. Cette salutation minimale contraste avec les formules ampoulées qu’il emploie habituellement.
Le terme schemata désigne les figures de rhétorique (voir Quint. inst., 4, 5, 4). Mais par extension, il prend le sens péjoratif d’« enflures oratoires » et de « fictions rhétoriques », en particulier dans la littérature chrétienne (voir Sidon. epist. 7, 9, 2 : poetica schemata, « les fictions de la poésie », trad. A. Loyen). Ennode emploie six fois le terme schemata dans son œuvre et toujours dans un sens négatif (voir opusc. 2, 104 : syllogismos a me sermonum et schemata non quaeratis, « ne me demandez pas des syllogismes ni des figures de rhétoriques »).
Ennode exprime la vanité de la culture profane quand elle n’est pas soumise au christianisme (voir commentaire, chapitre 4, p. 148-150). La critique des persuasiones profanes, considérées comme éphémères, caduques et dangereuses, se retrouve souvent chez les auteurs chrétiens (voir Firm. err. 8, 2 : Inimicus dei est (…) qui secreta profanis persuasionibus polluit, « C’est l’ennemi de Dieu (…) qui souille les mystères par des croyances impies », trad. R. Turcan ; voir Cassiod. in psalm. 30, 12 : uanis persuasionibus).
Sur cette expression proverbiale, voir Otto, p. 272-273. La source est Odyssée, 2, 94 sq. ; Cicéron utilise cette image pour évoquer la dialectique : Cic. ac. 2, 29, 95 ; voir aussi Prop. 2, 9, 6 ; Ov. am. 3, 9, 30 ; Sil. 2, 181 ; Claud. carm. min. 30, laus Serenae, 31-32 ; Sidon. carm. 15, 161.