7. – Ennode à Firminus

Deuxième lettre à Firminus 1680 , parent d’Ennode vivant à Arles. Éloge appuyé de cet orateur qu’Ennode considère comme son modèle d’éloquence. Sur le même ton révérencieux que dans l’epist. 1, 8, Ennode manifeste une admiration profonde pour ce fin lettré qui avait déjà influencé Sidoine Apollinaire.

1. Il se peut 1681 que l’affection exige ce que même la perfection ne peut accomplir et que l’amour obtienne que la parole audacieuse dissipe l’espoir d’un silence qui aurait pu servir d’ornement, surtout que parler sans nécessité, comme le dit Tullius 1682 , est excessivement stupide ; mais l’affection, ne sachant pas se contenir entre les grandes routes des récits et les chemins qu’il faut se frayer avec la faux de la doctrine 1683 , impose sa loi en considération de sa force 1684 . 2. Quand elle s’est fixée une fois dans les profondeurs du cœur, l’amitié impose son autorité suprême 1685 , persuadée que ne peut se laisser prendre par le poids ou la pompe des mots celui que préoccupe la santé d’un proche absent 1686  ; et elle ne pense pas qu’une offense puisse naître de la sympathie, étant convaincue qu’il suffit pour être joyeux de recevoir une lettre annonçant la bonne santé souhaitée 1687 . 3. Mais vous que la balance de l’expérience a pesé sur le plateau de l’éloquence, qui montrez une langue riche, un style châtié, une expression parfaitement latine, une éloquence bien équarrie 1688 , vous recherchez naturellement chez autrui ce que vous pratiquez, vous recherchez ce que vous aimez. De notre côté, nous qui sommes éloignés de l’enseignement des écoles 1689 , nous provoquons par les gouttelettes d’un aride talent les flots en quelque sorte d’un océan, comme si nous cherchions à lutter avec des lampes contre les rayons du soleil 1690 . 4. La maigreur de ma science 1691 éclate aux yeux de tous et, à moins que la piété n’excuse mon bavardage, le fait d’avoir aimé est une perte pour mon honneur personnel. Certes, l’inspiration de la langue trouve sa source dans la naissance et une noble pousse est habituellement animée par une ardeur naturelle. Mais moi, je suis inférieur à ma famille ; moi, comme un étranger, je n’ai pas été comblé de vos dons par la plénitude du savoir ; moi, je suis seulement capable de vous louer plutôt que de vous imiter. 5. Et pourtant bien que la maturité de l’éloquence n’ait pas encore fleuri en moi et qu’écrasé par le poids de l’amitié, je n’aie pas les moyens de m’en acquitter, je confie néanmoins mon fragile esquif à la mer paisible 1692 parce qu’une gratitude muette se distingue trop peu de l’ingratitude 1693 . De là résulte 1694 que je compte parmi les bienfaits célestes les bonnes nouvelles de vous que j’ai apprises de la bouche du porteur 1695 . 6. Et bien que 1696 j’eusse dû vous rendre les devoirs épistolaires – <ce que je n’ai pas fait> parce que la négligence des porteurs 1697 a retardé ou égaré les lettres 1698 que vous avez envoyées – j’ai fait pourtant courir des risques à ma timidité qui restait au mouillage 1699 et je me livre entièrement, à travers mes écrits, à votre jugement. Salut, mon cher Seigneur. Honorez qui vous aime par les présents de lettres fréquentes, témoignages de dévouement pour lesquels il ne convient ni à un homme aimant ni à un homme éloquent de se montrer paresseux.

Notes
1680.

L’epist. 2, 7 révèle que Firminus est un parent d’Ennode (propinquus, prosapia). Il est probablement lié à Firminus, le grand-père de Lupicinus (le neveu d’Ennode) qu’on présente parfois comme le père d’Ennode. Vivant à Arles, d’où était originaire Ennode, il avait entretenu des relations avec Césaire avant l’accession de celui-ci à l’épiscopat (Vita Caesaris, I, 8). Le ton respectueux des epist. 1, 8 et 2, 7 laisse supposer que Firminus est un orateur relativement âgé en 503. Il faut donc probablement l’identifier avec l’orateur Firminus qui avait incité Sidoine Apollinaire à publier un neuvième livre d’épîtres et auquel Sidoine avait écrit deux lettres vers 480 (voir PLRE, « Firminus 4 », p. 471). Il reçut deux lettres d’Ennode (epist. 1, 7 et 2, 8).

1681.

Toute la proposition exigat licet (…) inepta condicio forme une subordonnée de concession introduite par licet (+ subjonctif) ; la principale est, quant à elle, introduite par sed. La structure complexe de cette longue phrase ne peut être entièrement restituée dans la traduction.

1682.

L’éloge de la rhétorique de Firminus commence par une citation du modèle oratoire par excellence, Marcus Tullius Cicero (de orat. 1, 24, 112).

1683.

Le terme doctrina désigne non pas la science et la connaissance en général mais, comme dans l’épître précédente, la culture et la science chrétiennes, la doctrina christiana. Voir epist. 2, 6, 5 à Pomerius : (…) cum professionem meam simplici sufficiat studere doctrinae.

1684.

Pour une analyse de la leçon teneri, voir « Prolégomènes », p. 287, notice 19.

1685.

Mot à mot : « comme un général ».

1686.

Absentis propinqui : ce bel oxymore rappelle que l’épître est bien une « conversation entre absents », un dialogue qui rapproche, le temps de l’échange, les êtres éloignés. En effet, bien qu’il soit « proche » d’Ennode par la parenté et par les correspondances, Firminus est en Gaule où se trouve aussi le grammaticus Pomerius (epist. 2, 6). L’évocation de ces hommes cultivés vivant à Arles fait contraste avec la désolation d’Ennode devant la pauvreté culturelle de la Ligurie (epist. 2, 10, 3 : si sunt aliqui in Liguria qui de litterarum possunt genio et splendore iudicare ; epist. 2, 19, 1 : effeta Liguria). Ennode semble indiquer ainsi que c’est la Gaule et non plus l’Italie qui entretenait alors l’héritage de la « latinité » après la chute de l’Empire d’Occident. Le sud-est de la Gaule connaissait en effet, au début du VIe siècle, une vitalité culturelle bien supérieure à l’Italie du Nord (voir Rich É, p. 62-78).

1687.

Si l’évocation de la santé du destinataire est un lieu commun de l’épître et ne doit pas être systématiquement interprétée comme une allusion à quelque maladie, elle prend un sens plus concret lorsqu’Ennode s’adresse, comme c’est le cas ici, à un correspondant âgé. Dès lors, il se peut que le terme sospitatem désigne non pas la bonne santé en général mais plus précisément le retour à une bonne santé, une « guérison ».

1688.

Vbertas linguae, castigatus sermo, Latiaris ductus, quadrata elocutio : Ennode donne ici une définition stylistique de la « latinité » (voir notre commentaire, chapitre 8, p. 215-221).

1689.

Faut-il interpréter cette expression comme un nouveau constat de la pauvreté culturelle de la Ligurie ou comme l’obligation qui est faite aux clercs de ne plus cultiver les lettres profanes ? (voir epist. 2, 6 à Pomerius).

1690.

Lychnis contra solis radios pugnaturus : sur cette expression proverbiale, voir Otto, p. 327. On la trouve chez Cic. fin. 4, 12, 29 : ut in sole, quod a te dicebatur, lucernam adhibere nihil interest et dans Cael., 67, puis chez Quint. inst. 5, 12, 8 ; Arn. nat. 1, 27 ; Symm. epist. 3, 482 ; Ennode emploie la même image dans l’epist. 2, 9, 3 à Olybrius et dans l’epist. 2, 22, 1 à Faustus.

1691.

Mei macies studii ; necdum in me ad florem uenerit matura facundia : ces allusions à l’éloquence encore imparfaite d’Ennode ne doivent pas être interprétées comme un trait d’humilité réelle. La modestie affectée est un lieu commun de la rhétorique et de l’épistolographie. Cette épître est toutefois remarquable par le contraste entre l’expression excessive d’une telle modestie et la recherche permanente des effets stylistiques.

1692.

Arentis guttis, oceani fluenta, cumbam tenuem, placido mari : la métaphore maritime, récurrente dans les épîtres (epist. 1, 1 ; 2, 13 ; etc.), occupe ici une importance particulière.

1693.

Notre traduction ingratitude / congratulation tente de rendre le jeu de mot ingratitudine / gratulatio.

1694.

Nous avons supprimé la conjecture de Vogel quaeso : voir « Prolégomènes », p. 287, notice 20.

1695.

Allusion au rôle du porteur qui devait apporter l’épître au destinataire mais aussi en expliciter le contenu, resté volontairement allusif pour des raisons de prudence ou d’esthétique (voir commentaire, chapitre 3, p. 117-119).

1696.

La construction de la phrase et quamuis…, sed quia… : ego tamen… est particulièrement intéressante : il semble qu’Ennode ait à s’excuser de n’avoir pas répondu assez vite à un courrier de Firminus. Quamuis suffit pour justifier le subjonctif mais le subjonctif imparfait exprime, nous semble-t-il, un potentiel du passé : « j’aurais dû ». Dès lors, la proposition introduite par sed quia a la valeur d’une incise.

1697.

L’évocation de la négligence des porteurs (portitor ou perlator) est un lieu commun des correspondances (epist. 2, 21 à Albinus, p. 403, note 2). Cette excuse permet de se justifier ou de relancer un correspondant récalcitrant sans lui adresser des reproches (voir Symm. epist. 6, 56 : quae si casu aliquo aut neglegentia portitoris elapsae sunt… ; « si par quelque hasard ou bien par la négligence du porteur, [la lettre] vous a échappé… », trad. J.-P. Callu).

1698.

Aut retinerentur aut perderentur epistulae : Ennode fait une remarque semblable dans l’epist. 2, 8 à Apollinaire sur la difficulté du transport du courrier entre l’Italie et la Gaule (voir epist. 2, 8, p. 377, note 6).

1699.

La métaphore maritime se poursuit. Ennode veut dire que la timidité l’empêchait de sortir du port et d’affronter les flots de l’éloquence. Or, les nombreuses figures de style montrent qu’il a vaincu sa timidité et qu’il soumet enfin, à travers cette lettre, un exemple de sa rhétorique.