Première lettre à Euprepia 1791 , sœur d’Ennode et mère de Lupicinus : Ennode a enfin reçu des nouvelles d’Euprepia qui se trouve en Gaule. Il adresse de vives critiques à sa sœur qui, par un si long silence, a négligé ses devoirs envers son fils et son frère. Durant son pénible voyage dans le pays où le soleil se couche (probablement le royaume wisigothique), elle s’est plus éloignée par le cœur que par le corps.
1. Par la dispensation 1792 du mystère céleste, en un seul et même temps, j’ai retrouvé l’affection de ma sœur et Lupicinus, celle de sa mère et le lien d’une double parenté a obtenu de recouvrer, après de longs intervalles, la tendresse d’une personne venue de loin. Tu as retrouvé la vie, auprès de nous, par le bienfait de ta lettre, après la disparition de l’amour dont tu étais responsable 1793 . 2. Nous avons vu l’amour se relever comme d’une sorte de sépulture. Un messager est arrivé avec la nouvelle pour nous inespérée que vous 1794 étiez vivante, alors que nous pensions que, par mépris pour nous, vous étiez entrée vivante au tombeau. Tu as, nous le croyons, enduré des épreuves pénibles 1795 mais nous affirmons que celles que tu as infligées sont les plus pénibles. Ce que tu as supporté est commun aux gens de bien ; mais ce que tu as fait est commun aux gens cruels. En quel recoin du monde s’est donc caché jusqu’à présent ta sollicitude maternelle ? Où s’est donc perdu ce que tu devais à ton frère ? Ton cœur s’était éloigné encore plus loin que ton corps. 3. Si l’adversité, compagne de ton voyage 1796 , t’avait repoussée jusqu’aux confins de la terre, là-bas auraient dû te suivre la fidélité d’une sœur et la sollicitude d’une mère. Mais là où le soleil se couche, pays dont on raconte que tu as été si proche, le cœur de ton pieux amour s’est glacé. Ah, si tu avais imité, concernant ta dette d’amour, le coucher de l’astre céleste et son heureuse renaissance, la sympathie ne serait pas restée éternellement muette dans ton cœur ! 4. Mais tu as adopté la mentalité des habitants du pays 1797 chez qui tu es allée. Tu as changé de région et tu as renié ton serment de piété 1798 . En effet, en renonçant à la communion avec l’Italie, tu l’as rejetée à l’égard non seulement de tes amis mais aussi des êtres les plus proches. Pour finir, tu as changé de cœur en changeant de pays. 5. Combien je redoute d’accuser ton insouciance dans de longs entretiens 1799 ! Comment réagira, blessée, celle qui, sans être offensée, a montré du mépris ? J’ai exprimé une juste douleur par attachement à un être dénué d’amour 1800 ; j’ai exposé aussi les raisons qui peuvent t’innocenter. Mais ces reproches, pour peu qu’ils soient considérés en eux-mêmes, sont sévères ; mais pour peu qu’on en cherche l’origine, ils sont aromatisés par toute la douceur du miel 1801 . Quand on accuse librement le silence d’un parent, c’est qu’on supporte difficilement qu’on néglige les sentiments d’affection. Tu pourras corriger tes erreurs, si tu ne le peux par ta présence, du moins par de multiples lettres. 6. Ainsi, en te présentant la grâce de mon salut, je te prie de te souvenir de moi qui ai devancé tes prières et tes vœux pour notre fils commun. Car j’ai considéré ce que je devais avant de connaître ce que tu voulais. Quant à toi, apaise Dieu par ta piété et que l’assiduité de tes prières le mette dans de bonnes dispositions envers nous pour qu’il prenne en considération ma volonté tendue vers son profit et le tréfonds de mon cœur afin que ce que moi je promets par mon effort, Lui l’assure par son secours.
Euprepia : sœur d’Ennode, elle résidait à Arles (voir epist. 7, 8) d’où était originaire leur famille. Elle envoya son fils Lupicinus en Ligurie auprès d’Ennode pour son éducation. Ennode lui adressa sept lettres : epist. 2, 15 ; 3, 15 ; 3, 28 ; 5, 7 ; 6, 3 ; 6, 26 ; 7, 8 (PLRE 2, « Euprepia », p. 426-427).
Par l’expression « généreuse distribution », nous essayons de traduire à la fois le don et la répartition exprimés par ce terme (voir Aug. bapt. 2, 1, 2 : dispensatio gratiarum ; pecc.mer. 1, 26, 39 : dispensatio gratiae). Le terme « dispensation » existe en français, en particulier chez Bossuet (voir epist. 1, 20, 2, p. 346, note 8).
Obitum est l’antécédent du pronom relatif quem.
Comment expliquer ce passage à la deuxième personne du pluriel ? Un signe d’éloignement, une mise à distance ?
Dura : ce neutre pluriel est caractéristique du style allusif des correspondances. Nous ne savons rien de ces « épreuves pénibles » que pourrait lui avoir infligées un voyage dans l’ouest de la Gaule. La suite du texte évoque en effet une peregrinatio dans le pays « où le soleil se couche ».
Le terme peregrinatio peut avoir le double sens de « voyage » et d’« itinéraire spirituel ». L’acception « spirituelle », dont la Peregrinatio Egeriae constitue un bon exemple, permettrait de supposer qu’Euprepia a accompli quelque « pèlerinage » lointain. Malgré le ton critique d’Ennode, certaines précisions rappellent en effet les propos de l’évêque d’Edesse qui louait Egérie d’être venue « du bout du monde » (de extremis terris) et de s’être imposée « une extrême fatigue » (tam magnum laborem) : voir ÉgÉrie, Journal de Voyage, 19, 3-6, éd. P. Maraval, 1982 (SC 296). Dès lors, l’évocation du « pays où le soleil se couche » pourrait indiquer qu’Euprepia s’est rendue jusqu’aux limites occidentales de la Gaule, à l’étranger donc, dans le royaume wisigothique. La sœur d’Ennode vivait alors en Provence qui a été rattachée au royaume d’Italie à partir de 508.
Prouincialium : il s’agit des habitants de cette « province » par opposition aux peregrini dont fait partie Euprepia. Apparemment, Ennode a quelques préventions contre ces gens de l’Occident qui ne connaissent pas l’amour familial. L’Italie reste bien pour lui le centre de la civilisation.
La pietas désigne ici la piété familiale, le sens du devoir envers sa famille.
Ennode ne craint pas de porter des accusations qu’il croit justifiées. Il redoute d’être trop long en les exprimant.
Cette phrase ambiguë pourrait aussi signifier : « j’ai inspiré un ressentiment justifié aux sentiments d’une personne dénuée d’amour ».
Sur cette expression proverbiale, voir Otto, p. 216-217. L’image est très fréquente dans toute la littérature latine mais le texte d’Ennode rappelle d’abord la précaution de Lucrèce qui enduit la coupe de miel pour rendre moins austère son enseignement philosophique (voir Lucr. 1, 943-947 : sic ego nunc, quoniam haec ratio plerumque uidetur / tristior esse quibus non est tractata, retroque / uolgus abhorret ab hac, uolui tibi suauiloquenti / carmine Pierio rationem exponere nostram / et quasi musaeo dulci contingere melle (…) ; « Ainsi fais-je aujourd’hui, et comme notre doctrine semble trop amère à qui ne l’a point pratiquée, comme la foule recule avec horreur devant elle, j’ai voulu te l’exposer dans l’harmonieuse langue des Muses et, pour ainsi dire, la parer du doux miel poétique », trad. d’A. Ernout).