Deuxième lettre à Constantius 1830 . Cette lettre est un court traité sur la grâce et le libre arbitre. Ennode défend une conception fortement inspirée par la théologie provençale 1831 : l’impérieuse nécessité de la grâce ne signifie pas l’impossibilité de toute initiative humaine.
1. Je déborde d’allégresse 1832 et la confiance qui inspire ma joie n’est pas sans fondements : si des combats naissent d’une inspiration diabolique 1833 , c’est pour que toi, qui t’es élevé au-delà de la critique de tous 1834 , tu te félicites de l’honneur du triomphe. À ce que je vois, la Ligurie n’est pas épuisée 1835 : même à la fin des temps 1836 , elle n’a pas renoncé à la gloire d’enfanter. Dans les cendres encore, elle nourrit un foyer, ennemi des vices, dans les braises duquel la flamme, qui venge les crimes, ne meurt pas et dont le feu, ennemi des fautes, ne s’éteint pas. 2. Combien 1837 j’ai appréhendé qu’elle ne cessât de briller, comme si elle était épuisée, scrutant et pesant avec inquiétude le début de votre lettre terni par des artifices qui vous sont étrangers, à la manière d’un père étonné 1838 qui, lorsqu’il envoie son cher enfant aux combats, ne se laisse pas convaincre 1839 même par le courage qui a fait ses preuves. Il compte les triomphes de son fils au nombre des sources d’inquiétude et non de tranquillité : il craint davantage de perdre le bonheur qu’il a connu, celui que l’amour fait trembler, parce qu’un cœur formé aux victoires ignore la prudence et que, sur la ligne de bataille, l’amour de la louange fait l’oubli du salut. 3. Le goût du trophée commande de renoncer à l’amour de la lumière. La saveur de la vie ne retient que ceux qui n’ont appris aucun des bonheurs qui viennent des combats. Toujours vient s’adjoindre à la gloire ce qu’on retranche au souci de sa propre survie. Mais à présent il faut que je m’abstienne d’écrits de ce genre 1840 . Il faut moins exalter les combats de notre soldat que lui apporter notre soutien. Là où il est besoin de javelots, les mots sont inutiles. 4. Bien que ce fût exprimer ma pensée que de proclamer 1841 la vôtre et bien que ma réponse fût de louer vos réponses, toutefois, en implorant l’aide de Dieu, j’ajoute ces paroles pour servir la foi, consacrant l’usage de ma plume à Celui qui, chaque fois que le soc recourbé de la plume doit tracer son sillon sur une terre stérile, promet de donner à ses serviteurs les semences qu’ils puissent jeter : « ne cherchez pas, dit-il, ce que vous devrez dire car c’est votre Père qui parle en vousa ». 5. Qu’Il vienne donc lui-même consacrer la vérité de sa promesse et qu’Il raffermisse lui-même la titubante incapacité de ma parole afin que l’assemblage de nos divagations ne paraisse pas monstrueux 1842 ! Mais pourquoi ces longues circonlocutions ? Je ne demande qu’une chose, c’est que ma réponse soit jugée à l’aune de mes capacités et que l’on n’interprète pas comme une faiblesse de la loi ou de sa défense ce qui incombe à mon ignorance 1843 .
6. Ainsi donc, comme vous l’attestez par écrit, il s’est trouvé un homme pour passer au crible, à cette occasion, les serviteurs du Christ, comme le Seigneur lui-même a promis de le faire, en affirmant, au sujet du libre arbitre, que la faculté de choisir n’a été donnée à l’homme que pour la seule possibilité de faire le mal. 7. Quelle affirmation schismatique qui, selon l’Apocalypse, porte sur le front la marque des blasphèmes ! Quelle est cette espèce de liberté – s’il le peut, qu’il l’explique ! – où il est seulement donné de vouloir ce que Dieu doit punir ? Et pourquoi parler de « choix » quand il affirme qu’une seule possibilité a été accordée ? Si cela reposait sur la vérité, les jugements divins n’auraient pas lieu d’être. En effet, quel bien notre Dieu pourrait-il légitimement attendre de nous s’il avait privé notre volonté de la faculté de le désirer ? 8. Or, selon l’Apôtre : « Dieu peut-il être injuste ? Impossible !b ». Chez les hommes, il s’écarte de l’amour du bien celui qui exige de ses sujets ce qu’il ne leur permet pas de faire : voyez quelle conscience il faut pour penser cela de la part de Dieu ? Pensez-y ! Où est donc cette parole de l’Apôtre s’exclamant pour défendre le libre arbitre : « vouloir dépend de moi, mais faire, je n’en trouve pas les moyensa ». 9. Qu’est-ce que cela signifie sinon : je sais choisir le droit chemin mais, si la grâce céleste ne soutient pas mes pas, je m’épuiserai ? Personne ne met en doute, personne ne réprouve le fait que la voie de la justice est ouverte aux hommes par l’initiative de la grâce 1844 , comme l’Apôtre l’affirme d’ailleurs lui-même. 10. En effet, la grâce guide et précède les bonnes actions quand le Ciel nous invite à la paix par de nombreuses exhortations, quand il nous est dit : « Venez, mes enfants, écoutez-moib ». « Venez, les bénis de mon Père, possédez le Royaume préparé pour vousc ». « Là où je suis, là aussi sera mon serviteurd ». Mais si notre volonté qui est libre et notre effort n’obéissaient pas à de telles admonitions, ce n’est pas sur un ordre mais de nous-mêmes que nous nous précipitons dans le péril de l’Enfer. 11. C’est pourquoi ou la piété assure une récompense, ou le mépris un châtiment. Autrement, elle ne sera pas juste la rétribution qui est assurée nécessairement par des supplices aux pécheurs par nécessité ni celle qui offre une bonne récompense pour une œuvre à laquelle on est entraîné malgré soi. Nous devons donc à la grâce d’être appelés, nous devons à la grâce de répandre en nous par des voies secrètes le goût de la vie éternelle, à moins que nous n’y résistions. Mais il appartient à notre choix de nous attacher aux bonnes actions qui nous ont été montrées. 12. En effet, on lit que la voie des crimes n’est pas notre souveraine mais notre servante, quand il est dit des péchés : « Sous tes ordres, tu pourras les soumettree ». Que veulent dire encore toutes ces expressions du prophète qu’on dirait couronnées de fleurs : « Ne veuille pas imiter les méchantsf ». « Ne veuillez pas faire confiance aux princesg ». « Ne veuillez pas devenir comme le cheval ou le muleth ». Et l’Apôtre d’ajouter : « Ne veuillez pas devenir les esclaves des hommesi » ? Dans l’admonition céleste, à quoi visent tant de « Ne veuillez pas » s’il n’a pas été permis de faire un autre choix ? 13. Ensuite, bien que cela concerne la personne du Christ, le même prophète nous apporte un témoignage en faveur du libre arbitre : « J’ai voulu faire ta volonté, mon Dieuj » et ailleurs : « Volontairement, je t’offrirai un sacrificek » et « J’accomplirai mes vœux envers le Seigneurl » et à nouveau : « Faites des vœux et accomplissez-lesm ». Et cette parole du saint Apôtre, par laquelle il croit se justifier, illustre notre thèse, si l’on considère ce qui suit, lorsqu’il a dit en ennemi de l’orgueil : « Par la grâce de Dieu, je suis ce que je suisn ». 14. Puis enen effet, de peur de sembler fuir la gloire au point de s’écarter trop loin de la vérité, il ajouta en « sage architectea » : « J’ai travaillé davantage que tous les autres et la grâce de Dieu n’a pas manqué en moib », ce qui revient à avoir dit : le Christ a trouvé en moi qui récompenser dignement et en abondance. En effet, la grâce divine n’est pas pauvre mais on pense qu’elle est diminuée par une sorte de maigreur et la pauvreté de nos mérites : car on n’estime pas qu’elle coule selon son propre cours lorsque notre veine desséchée ne tire aucun profit de ses passages.
15. Ah, si la brièveté d’une lettre permettait de dévoiler les mystères des livres sacrés ! Mais je crains que celui qui, grâce à l’aide de Dieu, ne pourra trouver à calomnier dans l’exposé de notre foi, ne mette en cause la longueur de cet écrit. Comment et dans quel sens a-t-il interprété ce qui suit ? « Voici l’eau et le feu, tends la main selon ce que tu veuxc ». Et comment a-t-il interprété les autres passages que tu as toi-même cités et abondamment répétés ? 16. Je crois qu’il les a traversés, comme on dit, à la façon de l’aspic, les oreilles bouchées 1845 . Je vois où se répandent les poisons de la peste libyenne 1846 . Le serpent des sables n’a pas seulement en lui l’action pernicieuse qu’il manifeste : celle qu’il révèle doit permettre d’évaluer les méfaits qu’il cache. Car il veut finir par obtenir que personne ne soit perdu par son vice ou par sa négligence si l’homme est privé de la possibilité de choisir entre l’un et l’autre, le bien et le mal, qui lui a pourtant été accordée par la puissance divine. Il affirme haut et fort que seuls ont pu être sauvés – sans faire le moindre effort et sans aimer les commandements – ceux qui, alors qu’ils s’éloignent 1847 du mérite, ont été délivrés par la seule faveur céleste : de la même façon, ce qui revient au même, il considère qu’ont été perdus ceux que la grâce divine a refusé de libérer. 17. Quant à toi, mon cher Seigneur, après lui avoir dit adieu, fais en sorte de rentrer en toi-même et si cet esclave de la mort ne peut être guéri, cesse de discuter de peur que, si tu t’appuies, toi, sur la solide racine de ta foi, ton adversaire ne profite de l’occasion de cette controverse pour arracher du sein de certains les fruits de la semence divine avant l’heure de l’enfantement.
Constantius (voir epist. 2, 17, note 1), uir illustris à Ravenne, soutenait des disputes théologiques. Contre quel adversaire ? Quel intérêt pouvaient-elles avoir dans une Cour où l’arianisme était officiel ? Ennode répond vraisemblablement à une consultation, fournit des arguments et surtout des testimonia bibliques et patristiques.
L’argumentation est influencée par la doctrine de Cassien dans les Collationes et défendue par Faustus de Riez dans le De Gratia (voir commentaire, chapitre 6, p. 182-184) Critiquée par les défenseurs de l’augustinisme (Prosper d’Aquitaine, Fulgence de Ruspe), la théologie provençale – que l’on appelle à tort depuis le XVIe siècle le « semi-pélagianisme » – manifeste le refus d’une interprétation fataliste de l’augustinisme. Son origine provençale explique sans doute son influence sur Ennode qui gardait des liens avec sa région d’origine.
Symm. epist. 1, 22 : abundo gaudio… ; « je déborde d’allégresse … » (trad. J.-P. Callu).
L’origine diabolique des hérésies est un lieu commun de l’apologétique chrétienne (voir Tert. praescr. 40 : sed quaeritur a quo intellectus interpretetur eorum quae ad haereses faciant ? A diabolo scilicet, cuius sunt partes interuertendi ueritatem… ; « Demande-t-on par qui est interprété le sens des passages qui favorisent les hérésies ? Par le diable, bien entendu. Son rôle est de pervertir la vérité… », trad. P. de Labriolle).
Auson. epist. 12 à Symmaque (= Symm. epist. 1, 32, 3) : tu, inquam, mihi ista, qui te ultra emendationem omnium protulisti ; « Vous, dis-je, me tenir ces propos, alors que vous vous êtes placé au-delà de toute critique ! », trad. J.-P. Callu.
Epist. 2, 10, 3 à Faustus : « s’il est en Ligurie des gens capables de juger du génie et de l’éclat littéraires (…) ».
Voir Tert. Ad Nationes, 1, 1.
Quam pourrait être un relatif de liaison équivalent à et eam (=Liguriam) mais nous l’interprétons comme un adverbe interrogatif suivi du verbe timere. Cette construction est employée quatre fois : epist. 1, 19, 2 : quam timeo ne… ; epist. 2, 15, 5 : quam timeo quod… ; epist. 3, 4 : quam timeo ne… ; dictio 8 : quam timui ne…
Le texte d’Ennode (… sollicitus trutinat or aspicerem, more parent is…) dissimule peut-être un archétype symmachien (epist. 9, 7, 1 : Vadem me tibi in omnia spondeo, quae solet parent um sollicitu do trutina re ; « ma caution absolue vous est promise pour ce que d’habitude soupèsent des parents inquiets », trad. J.-P. Callu).
Manifestus suivi du génitif ou de la préposition de (+ ablatif) signifie « convaincu de ». Ennode veut dire que le père n’ose pas croire à la vaillance de son fils même quand elle a été éprouvée et ne souffre aucun doute.
Symm. epist. 1, 94 : mihi inpraesentiarum supersedendum est huiusmodo scriptione… ; « à présent il me faut m’abstenir d’un pareil écrit… », trad. J.-P. Callu.
Praedico contient une nuance d’éloge qui est renforcée par le verbe suivant laudare (voir Sidon. epist. 9, 9, 16 : saeculo praedicatus tuo ; « célébré par vos contemporains », trad. A. Loyen).
Auson. epist. 12 à Symmaque (= Symm. epist. 1, 32, 1) : Persuasisti mihi quod epistulae meae apud Capuam tibi redditae concinnatio inhumana non esset ; « Vous m’avez convaincu que la missive qu’on vous a remise à Capoue n’était pas un monstrueux assemblage ! » (trad. J.-P. Callu).
Les multiples précautions oratoires qui précèdent l’exposé doctrinal ne sont pas purement formelles et ne relèvent pas uniquement de la « modestie affectée », lieu commun de la rhétorique souvent signalé. Elles montrent aussi qu’Ennode a conscience de ne pas être un spécialiste de la théologie, comme le prouvent la rareté des développements doctrinaux dans son œuvre et la faible originalité de son argumentation dans cette lettre.
Pour une analyse de la leçon gratia, voir « Prolégomènes », p. 288, notice 21.
Cette expression est sans doute proverbiale : Otto (p. 48) cite Ambr. fid. 1, 6, 47 : clausa quodammodo praeterire aure debemus ; « de toute façon, nous devons passer les oreilles bouchées ». Toutefois, dans cette lettre où la pensée lérinienne est omniprésente, la source d’Ennode pourrait être la lettre d’Eucher sur le mépris du monde : voir Eucher. epist. ad Salv., éd. S. Prococo, 1990, p. 84, ligne 431 : surda aure transibimus.
Libycae pestis évoque une doctrine d’origine africaine à l’origine de laquelle on devine l’augustinisme : cet interlocuteur défend une conception radicale de la théologie augustinienne de la grâce (voir les deux traités écrits par Augustin pour répondre aux moines provençaux (De dono perseverantiae et De praedestinatione sanctorum). En outre, Ennode emploie l’adjectif libycus pour désigner Augustin (voir epist. 1, 4, 6 : doctorem Libycum). Enfin l’argumentation d’Ennode est fidèle aux textes de la théologie provençale critiquant les interprétations radicales de l’augustinisme. Mais les termes toxica et arenosus coluber rappellent que la Libycae pestis est un lieu commun de la représentation de l’Afrique, terre des poisons (voir Lucan. 9, 700-890).
Faut-il voir ici une nouvelle allusion à l’augustinisme ? Peregrinantes reprend une image récurrente dans la Cité de Dieu, la Cité des hommes étant par nature « pérégrinante ». De façon générale, le verbe peregrinor est employé dans la Cité de Dieu pour parler de l’exil de cette vie, voir Aug. ciu. praef. ; ciu. 1, 9 ; ciu. 15, 17.