26. – Ennode à Libérius

Première lettre à Liberius 1893 , ancien préfet du prétoire d’Italie et patrice. Bien qu’il n’ait pas encore quarante ans, ce proche de Théodoric s’est retiré à Ravenne où il mène une retraite studieuse 1894  : Ennode lui adresse un hymne à l’amicitia épistolaire dans lequel il expose sa conception de la « religion épistolaire ».

1. L’écriture est à la fois l’aliment et le soutien de l’affection 1895 . La conversation épistolaire est la servante de l’amour 1896 . Une tendresse qui reste muette offre l’image de l’ingratitude. L’amitié qui ne jaillit pas en paroles déprécie ce qui fait son plaisir 1897 . Il est bon que le sanctuaire du cœur se laisse ouvrir par la clef d’un entretien. Rendu déjà plus fort par votre estime, selon les ressources de mon talent, je vous ai dédié ces offrandes 1898 du commerce épistolaire par lesquelles je m’arroge de revendiquer le mérite d’être le plus aimant des deux. Car personne ne tend ses lèvres au verrou du silence s’il se garde d’oublier le pacte décidé 1899 et s’il n’est pas privé de la parole qui dévoile la pensée 1900 . 2. J’occupe donc la première place dans notre échange de lettres et je mérite d’être honoré davantage, car je suis le premier à révéler mon ardent désir par le témoignage de la parole 1901 . Voilà ma religion 1902 de l’échange épistolaire ! Je l’ai exposée sans voile. C’est à vous qu’il appartient d’encourager en moi ce que vous avez déjà reçu, pour éviter que les jugements de votre haute personnalité, si vous me laissez à terre, ne subissent la critique. Car il expose son avis à la censure celui qui ne justifie pas le parti qu’il a choisi. 3. Mon cher Seigneur, en vous exprimant avec un plein respect l’hommage de mes salutations, je prie Dieu de multiplier autour de vous les fruits 1903 de ses bienfaits parce que la seule estimation pleine et entière de mes avantages, c’est de voir votre Grandeur élevée aux sommets qui lui sont dus.

Notes
1893.
Liberius, peut-être originaire de Ligurie, est apparenté à Rufius Magnus Faustus Avienus, le fils de Faustus Niger (epist. 9, 7). Préfet du prétoire d’Italie (493-500) au nom de Théodoric, il reçut en 500 le titre de patrice et s’installa à Ravenne où il fréquentait le cercle des amis d’Ennode composés d’Albinus, d’Eugenes et de Senarius (voir epist. 6, 12). Bien qu’il n’ait occupé aucune charge publique de 500 à 510 (début de sa préfecture du prétoire des Gaules), Liberius joua un rôle décisif dans la succession de l’évêque d’Aquilée Marcellianus en 506 qui était resté farouchement hostile au pape Symmaque. Il fut pour cela chaleureusement remercié par Symmaque dans une lettre rédigée par Ennode (epist. 5, 1). Il reçut quatre autres lettres d’Ennode : epist. 2, 26 ; 8, 22 ; 9, 23 ; 9, 29 (PLRE, « Petrus Marcellinus Felix Liberius 3 », p. 677-681 ; voir aussi J. J. O’Donnell, « Liberius the Patrician », 1981, p. 31-72).
1894.

Selon l’Anonyme de Valois qui évoque la nomination du successeur de Liberius en 500 (Vales. 12, 67-68), il n’est pas possible que ce dernier ait exercé la préfecture du prétoire en Italie jusqu’en 509 comme l’écrit C. Pietri (PCBE II, p. 1298). Bien que Liberius n’exerçât aucune charge officielle à Ravenne entre 500 et 510, il garda cependant une grande influence à la cour comme le montre son rôle dans la succession de l’évêque d’Aquilée (voir J. J. O’Donnel, p. 41 : « The next decade of Liberius’life, from his mid-thirties to his mid-forties, was spent in semi-public retirement. He held no public offices, but he was too young to retreat to country estates for long. We hear of him repeatedly through this period at Ravenna which shows an interest in politics ».

1895.

Diligentia a ici le sens tardif d’« affection », « amour », « sympathie » (voir Symm. epist. 1, 37 et passim). Ennode explore ici le champ lexical de l’amicitia épistolaire (diligentia, affectio, caritas, amicitia, pectus). La recherche de la uariatio lexicale apparaît dans la richesse et la diversité du vocabulaire : voir par exemple l’expression de l’échange épistolaire (scriptio, epistularis confabulatio, clauis sermonis, paginale conmercium, litteraria communio, religio dirigendae paginae), de la parole (confabulatio, uox, ora, lingua), du silence (muta, taciturnitas) et de la hauteur (culmen, celsitudo, fastigia).

1896.

Cette succession de maximes a suscité l’intérêt de nombreux compilateurs médiévaux (voir commentaire, chapitre 8, p. 254, note 181 et notre annexe « Les Sentences d’Ennode », p. 423-428).

1897.

Divinité particulière à chaque homme, le genius partageait sa destinée, ses moments de joie et ses tristesses. C’est pourquoi on le rencontre souvent comme un synonyme des expériences vécues et en particulier du « plaisir » (voir Pers. 5, 151 : indulgere genio : « se livrer à son plaisir » ; Plaut. Persa 263 : genio suo multa bona facere, « se donner du bon temps » ; Plaut. Aul. 724 : genium suum defraudare, « se priver de tout plaisir »). Toutefois, genius pourrait être employé ici dans un sens plus générique et désigner ce qui fait qu’un homme est ce qu’il est, c’est-à-dire « sa nature », « sa personnalité », « son propre génie ». Il faudrait traduire alors : « L’amitié qui ne jaillit pas en paroles déprécie ce qui fait sa nature ».

1898.

Voir epist. 2, 24, 3 à Faustus : tabellaria oblatio. Il s’agit en réalité des premières « offrandes », des prémices d’un commerce épistolaire destiné à se développer.

1899.

Voir epist. 2, 18, 2 à Jean : « il vous appartient (…) de préserver la concorde promise ».

1900.

La parole franche (loquella) s’oppose à l’éloquence trompeuse (facundia) qui est complice de la méchanceté : voir epist. 2, 17 à Constantius : « je n’ai jamais pensé qu’une éloquence (facundiam), qui se fait l’aide de la méchanceté, eût plus de prix que la franchise qui exprime sans fard le secret de la pensée ».

1901.

Ennode se présente souvent comme celui qui prend l’initiative des correspondances (voir epist. 2, 4 à Olybrius : « j’estime que les prémices de notre relation ont atteint la réalisation de la concorde mais, alors que les fruits de notre sympathie mûrissent et se parent d’un nouvel éclat, je n’ai pu m’empêcher d’entamer un entretien puisqu’il commet une faute celui qui, lorsqu’il se trouve dans le voisinage, n’a pas voulu commencer le premier »).

1902.

Religio, libamenta, communio… : cette épître manifeste plus que jamais la « contamination » du style épistolaire par le vocabulaire religieux qui aboutit à faire des correspondances un devoir sacré : voir epist. 2, 24 religionem meritorum, gratiae fructus, tabellaria oblatio ;voir epist. 1, 19 ; 2, 1 ; 3, 10 : amicitiarum religio.

1903.

L’expression beneficiorum incrementa multiplicare (mot à mot : « multiplier les croissances des bienfaits ») est redondante. Elle donne l’impression d’une surabondance de grâces. Mais le terme incrementum peut aussi avoir le sens de « production », de « progéniture » (voir Verg. ecl. 4, 49 : cara deum soboles, magnum Iouis incrementum, « cher rejeton des dieux, grand prolongement de Jupiter ! », trad. E. de Saint-Denis). C’est pourquoi nous traduisons incrementa par « fruits ».