1.2 La néolithisation au Proche-Orient

La « néolithisation » désigne le processus historique qui a permis la mise en place des premières sociétés agropastorales au Proche-Orient entre la fin du Pléistocène et le début de l’Holocène, i.e. entre 12 000 et 7 000 BC environ (Aurenche et Cauvin, 1989 ; Cauvin, 1997 ; Aurenche et Kozlowski, 1999). Durant cette période, dans le Croissant fertile et sur ses marges, de multiples transformations et de profonds bouleversements sont survenus dans tous les domaines, à la fois économique, social et culturel, et justifient de ce fait le concept de « Révolution néolithique » utilisé par G. Childe dès les années trente (Tabl. 1.1). Au fil des découvertes archéologiques et des résultats des analyses, plusieurs étapes y ont été reconnues sous la forme de phases chrono-culturelles que nous allons résumer ci-après.

Les chercheurs font généralement démarrer le processus avec le Natoufien, à la fin de l’Epipaléolithique. Cette phase constitue l’étape 1 de la périodisation établie par l’équipe de la Maison de l’Orient et de la Méditerranée à Lyon (Aurenche et al., 1981, 1987) et a été subdivisée en trois périodes (Bar-Yosef et Valla, 1991 ; Valla, 1998) : le Natoufien ancien (12 700 à 11 250 BC), le Natoufien récent (11 250 à 10 200 BC) et le Natoufien final (10 200 à 10 000 BC). Les populations natoufiennes étaient des chasseurs-cueilleurs dont l’économie reposait sur l’exploitation d’une grande diversité de ressources animales et végétales et dont l’outillage et l’armement lithiques se composaient en grande partie d’éléments composites fabriqués à partir de microlithes, comme leurs prédécesseurs du Kébarien géométrique (Simmons et Nadel, 1998). Leurs implantations sont bien connues dans le Levant sud et sur le littoral méditerranéen (Bar-Yosef et Valla, op. cit.) alors qu’elles sont en nombre réduit et plus tardives au Levant nord, comme à Abu Hureyra 1 (Natoufien récent ; Moore et al., 2000) et à Mureybet IA (Natoufien final ; Cauvin, 1977) sur le Moyen Euphrate (Fig. 1.1). Les principaux traits singuliers de cette culture sont le développement des premiers « villages », sous la forme de maisons semi-enterrées construites en pierres, la relative abondance des sépultures primaires et secondaires, un mobilier lourd en pierre, et une occupation presque permanente, voire sédentaire, de certains sites comme Hayonim Cave et ‘Ain Mallaha (Bar-Yosef et Belfer-Cohen, 1989 ; Henry, 1989 ; Bar-Yosef et Valla, 1991 ; Lieberman, 1991, 1993b ; Valla, 1998). Le chien est le seul animal domestiqué (Dayan, 1994).

La période suivante, le Khiamien (10 000-9 500 BC), est définie par l’apparition des pointes de flèches, d’un type à encoches latérales (pointes d’El Khiam), dans des assemblages contenant encore des microlithes, par des habitations qui commencent à être bâties de plain-pied et par l’émergence de deux nouvelles figures symboliques dans les représentations artistiques : la Femme et le Taureau (Cauvin, 1997). Les sites datant de cette époque sont peu nombreux : El Khiam, Hatoula, Gilgal dans la vallée du Jourdain (e.g. Lechevalier et Ronen, 1994) et Mureybet IB-II dans la vallée de l’Euphrate (Cauvin, 1977, op. cit.). D’après les données récentes, le Khiamien semblerait n’être qu’une phase initiale du PPNA (Aurenche et Kozlowski, 1999 ; Stordeur, sous presse). Les deux sont regroupés dans la période 2 de la chronologie établie par la Maison de l’Orient et de la Méditerranée (Aurenche et al., 1981, 1987).

Le PPNA (Pre-Pottery Neolithic A, 9 500-8 700 BC) est traditionnellement considéré comme le début du Néolithique précéramique, mais certains chercheurs n’y voient aujourd’hui qu’un Protonéolithique (Aurenche et Kozlowski, 1999). Cet horizon chronologique fait coexister plusieurs ensembles culturels et régionaux, le Sultanien dans le Levant sud, le Mureybétien dans le Levant nord, et le Qermézien, le Nemrikien et le Mléfatien en Djéziré. Depuis la reprise des fouilles du site d’Aswad en 2001 (Stordeur, 2003), en Damascène, la définition de l’« Aswadien » et sa place dans le PPNA ont été remis en question. Seul le Mureybétien entre dans le cadre de notre recherche avec les sites de Mureybet (phase III) et de Jerf el Ahmar (Cauvin, 1977 ; Stordeur, 1999a, 2000a). Les autres sites datant de cette période dans le Levant nord sont Cheikh Hassan (Cauvin, 1980) et Tell ‘Abr 3 (Yartah, 2002) dans la vallée de l’Euphrate, Tell Qaramel au nord d’Alep (Mazurowski et Jammous, 2000) (Fig. 1.1).

Même si les céréales (orge et blés) présentent toujours une morphologie de type sauvage, les premières pratiques agricoles y sont attestées par de nombreux indices indirects (Willcox, 2000). On parle donc désormais d’« agriculture prédomestique ». Les villages sont clairement sédentaires et plus étendus, et des innovations apparaissent dans le domaine de l’architecture (Stordeur, 1999a ; Stordeur et Abbès, 2002) : les habitations circulaires du Khiamien laissent progressivement place à des structures rectangulaires grâce à l’invention du chaînage d’angle, les plans architecturaux se diversifient et l’espace villageois s’organise autour de grands bâtiments communautaires à fonction multiple (stockage, lieu de réunion et de célébrations) puis spécialisée à la fin du Mureybétien (« phase de transition » de Jerf el Ahmar). L’industrie lithique se caractérise par la coexistence du système de débitage unipolaire et du système bipolaire à partir de nucléus naviformes (Abbès, 1997 ; Stordeur et Abbès, op. cit.), et par de nouveaux types de pointes de flèches (e.g. pointes de Mureybet, pointes de Jerf el Ahmar). Le gibier exploité est encore très diversifié mais les équidés, les gazelles et les aurochs sont les taxons dominants (Gourichon et Helmer, sous presse b ; notre étude). Enfin, dans le domaine des représentations symboliques, un très riche bestiaire animalier s’y développe avec les figures principales du taureau, des panthères, des rapaces et des serpents, que l’on retrouve également à Göbekli, à 30 kilomètres au nord de la frontière turque, à la fin du PPNA et au début du PPNB ancien (Schmidt, 2002 ; Helmer et al., sous presse b).

L’étape suivante du Néolithique précéramique, appelée PPNB dans tout le Levant, est subdivisée en quatre phases dans le nord du Croissant fertile (Cauvin et Cauvin, 1993 ; Cauvin, 1997 ; Aurenche et Kozlowski, 1999) : le PPNB ancien (8 700-8 200 BC), le PPNB moyen (8 200-7 500 BC), le PPNB récent (7 500-7 000 BC) et le PPNB final (7 000-6 200 BC). Ces périodes correspondent au plein développement des économies de production et sont caractérisées sur le plan de l’armement par la dominance des grandes flèches pédonculées produites par un débitage bipolaire et dont le type le plus répandu est la pointe de Byblos (Abbès, 1997 ; Cauvin, 1997).

Le PPNB ancien est une période connue par les sites de Mureybet IVA (Cauvin, 1977), Cheikh Hassan (Stordeur, 1999b) et Dja’de el Mughara (Coqueugniot, 2000) en Syrie du Nord, et Göbekli (Schmidt, 2002), Nevalı Çori (Hauptmann, 1999), Cafer Höyük (Cauvin et al., 1999) et Çayönü (Özdögan, 1999) dans le sud-est de la Turquie, ainsi qu’à Shillourokambos à Chypre (Guilaine et al., 2000). Sur de nombreux points, cette culture est dans la continuité du Mureybétien. Le plan rectangulaire devient le modèle le plus commun pour les habitations et les techniques architecturales se complexifient avec notamment la construction de sanctuaires ou autres lieux cultuels (Göbekli, Çayönü, Nevalı Çori, Dja’de el Mughara), peut-être dès la phase de transition PPNA/PPNB. Le bœuf, la chèvre, le mouton et le sanglier commencent à être domestiqués (Peters et al., 1999, sous presse ; Vigne et al., 2000 ; Helmer et al., sous presse), mais la chasse occupe toujours une place prédominante.

Le PPNB moyen du Moyen Euphrate voit se développer des pratiques socio-économiques et culturelles qui seront rapidement communes à tout Proche-Orient, même si des faciès régionaux peuvent encore être distingués (Cauvin, 1997). Au Levant nord et en Anatolie orientale, l’occupation de certains sites comme Mureybet (phase IVB), Nevalı Çori, Çayönü et Cafer Höyük se poursuit ou survient après une longue phase d’abandon comme à Abu Hureyra (Moore et al., 2000), tandis que de nouveaux sites apparaissent comme Halula (Molist, 1996) sur l’Euphrate. Les céréales sont de morphologie domestique (Willcox, 2000) et l’élevage des animaux d’embouche est parfaitement attesté (Saña Seguí, 1999 ; Peters et al., 1999, sous presse).

Au PPNB récent, les économies agricoles et pastorales sont parfaitement maîtrisées et forment la base essentielle du système de subsistance. Les échanges interrégionaux sont plus intenses que dans les périodes précédentes. De nouvelles céréales apparaissent en dehors de leur distribution naturelle, comme l’amidonnier, le blé nu et l’orge à six rangs sur le Moyen Euphrate et en Jordanie, l’engrain dans le Levant sud (Willcox, 2000). Une brusque explosion démographique est nettement perceptible au PPNB récent au regard de la taille des villages (e.g. Halula, Bouqras) et de la distribution des sites (Cauvin, 1997). L’architecture devient standardisée et la brique moulée est introduite en Anatolie et dans le Moyen Euphrate (Molist et Stordeur, 1999). La chaux et le plâtre interviennent généralement dans la réalisation des sols, des façades et des aménagements domestiques, et dans la fabrication des contenants mobiliers.

A la fin du PPNB récent, les traits dominants du PPNB dans les domaines de l’architecture, les techniques de construction, la technologie et les moyens de subsistance changent peu mais la céramique est adoptée un peu partout au Proche-Orient (Cauvin, 1997). Seules les régions arides de Syrie et de Jordanie ne la possèdent pas encore et vont continuer à utiliser la « vaisselle blanche » (i.e. en plâtre). Pratiquement désertées durant une grande partie du Néolithique précéramique, ces régions sont alors reconquises grâce au nomadisme pastoral, une nouveau mode de vie socio-économique qui voit le jour à cette période (Garrard et al., 1988 ; Cauvin, 1990a, 1997 ; Rollefson et Köhler-Rollefson, 1993). De nombreux sites ont en commun un assemblage lithique dominé par des burins d’un type particulier, les « burins du désert ». Le village d’El Kowm 2, dans la Palmyrène, s’en distingue notamment par la nature sédentaire de son implantation (Stordeur, 1993, 2000b). Pour ces groupes de pasteurs sans céramique occupant l’intérieur du Croissant fertile, on parle d’une phase tardive du Néolithique précéramique, le PPNB final (appelée autrement PPNC dans le Levant sud ; Rollefson et Köhler-Rollefson, op. cit.).

La néolithisation couvre ainsi plus de cinq millénaires au Proche-Orient, avec des retards et des dynamiques singulières selon les régions. Parmi les principales étapes que nous venons rapidement de décrire, les chercheurs s’accordent à dire, en l’état actuel des connaissances, que les économies de production (agriculture et élevage) ont émergé pour la première fois dans la vallée de l’Euphrate, dans une région circonscrite au nord de la Syrie et au sud-est de la Turquie (Cauvin, 1997 ; Willcox, 2000 ; Peters et al., 1999, sous presse ; Helmer et al., sous presse), avant de se diffuser à l’ensemble du Proche-Orient et dans l’aire méditerranéenne.