1.3.1 Les débuts de l’agriculture

Les études de la saisonnalité sont peu nombreuses pour la préhistoire récente du Proche-Orient. La problématique plus générale de l’origine des économies de production a orienté la plupart de ces études sur la reconnaissance de la sédentarité des implantations, surtout celles datées de la fin du Pléistocène, dans le Zagros (Hole et Flannery, 1967 ; Bökönyi, 1972 ; Mortensen, 1972), le Levant sud (e.g. Vita-Finzi et Higgs, 1970 ; Davis, 1983 ; Henry, 1985 ; Bar-Yosef et Belfer-Cohen, 1989 ; Edwards, 1989 ; Tchernov, 1991 ; Lieberman, 1991, 1993b, 1994 ; Valla, 1998) et le Moyen Euphrate (Cauvin, 1977, 1997 ; Moore, 1975 ; Moore et al., 2000). Aujourd’hui, la majorité des chercheurs pense que les cultures natoufiennes ont largement initié le processus de sédentarisation 1 , même si seulement un petit nombre de sites étudiés semble présenter une occupation véritablement permanente (e.g. Hayonim, ‘Ain Mallaha). Le mode d’implantation sédentaire a pu se mettre en place grâce au basculement progressif de la mobilité résidentielle vers une mobilité logistique et grâce à la collecte intensive des ressources saisonnières et stockables à long terme, telles que les céréales et les fruits secs, qui conduira quelques siècles plus tard au développement des pratiques agricoles 2 . Ainsi, les communautés villageoises de l’horizon PPNA sont désormais considérées comme des sociétés pré-agricoles, en ce sens que la culture des céréales et des légumineuses y est bien attestée, même si les graines n’ont pas encore tout à fait acquis une morphologie domestique (Cauvin, 1997 ; Willcox, 2000). D’après les expérimentations menées in vivo et certaines considérations théoriques (Willcox, 1996, op. cit.), il semble que la domestication sensu stricto n’apparaisse pas avant qu’il y ait eu installation d’une agriculture à grande échelle, s’accompagnant d’une diminution forte de la cueillette des homologues sauvages menée en parallèle. Au regard de la diversité des animaux chassés, tant au niveau des espèces que du point de vue de leur taille, et de la quantité considérable des restes osseux dans les sites archéologiques, le rôle de la chasse devait être important dans ces économies de subsistance depuis la période épipaléolithique jusqu’à la pleine maîtrise de l’élevage (Helmer, 1991, 1992 ; Saña Seguí, 1999 ; Gourichon et Helmer, sous presse a).

Selon la classification proposée par A. Testart (1981, 1982), les communautés natoufiennes sédentaires appartiennent à la catégorie des chasseurs-cueilleurs stockeurs, dits aussi complexes. Les sociétés des périodes suivantes, qui sont en pleine mutation avant la généralisation de l’agriculture et de l’élevage, sont plus difficiles à définir puisqu’elles pratiquent déjà une agriculture prédomestique – ce qui implique une forme d’économie de production – tout en partageant de nombreux points fondamentaux avec leurs ancêtres chasseurs-cueilleurs : la collecte des plantes sauvages (certaines céréales mais aussi les amandes, les pistaches, etc.) et l’acquisition exclusive (ou du moins essentielle au PPNB ancien) des produits carnés par la chasse. Les frontières sont d’autant plus délicates à saisir que l’évolution de ces sociétés s’effectue sur place, de façon progressive, et que l’on ne dispose d’aucune donnée ethnographique sur des chasseurs-cueilleurs ou des horticulteurs sédentaires ayant vécu dans des environnements comparables à ceux du Proche-Orient. A partir du moment où les villages sont occupés de manière permanente ou presque, ces sociétés sont, en tous les cas, confrontées à des problèmes communs, liés aux fluctuations saisonnières de la disponibilité des ressources et à leur surexploitation, et susceptibles de s’aggraver par la croissance naturelle de la population et l’augmentation corrélative des besoins alimentaires (toutes deux favorisées par la sédentarité). Les solutions qui peuvent être apportées à ces problèmes sont multiples, les principaux étant l’exclusion d’une partie de la communauté villageoise (scission) ou des changements technologiques ou stratégiques dans le domaine des activités de subsistance (e.g. Rowley-Conwy, 1983 ; Rafferty, 1985 ; Bar-Yosef et Rocek, 1998). A en juger par l’accroissement progressif de la taille des villages au cours de la néolithisation (Cauvin, 1997 ; Aurenche et Kozlowski, 1999 ; Stordeur, 1999a), ce sont surtout ces dernières options qui ont été privilégiées dans le Levant nord, à commencer peut-être par l’agriculture et le développement des techniques de stockage.

Pour A. Testart (1981, p. 183), chez les chasseurs-cueilleurs sédentaires, « Non seulement […] le stockage est réalisé sur une grande échelle, mais encore le cycle économique s’organise et se déroule en fonction de la constitution des réserves alimentaires » (1981, p. 183). D’après les études comparatives réalisées par l’auteur (Testart, 1981, 1982), le mode de vie de ces sociétés est caractérisé par une variation saisonnière marquée dans l’intensité des activités d’acquisition, qui se traduit par une alternance des saisons d’abondance et des saisons de « pénurie », et par une économie relativement rigide du point de vue du planning, la principale préoccupation étant de réussir chaque année à faire la soudure entre deux périodes d’abondance.

Dans le cadre chronologique choisi (du Natoufien final au PPNB ancien), notre recherche se portera précisément sur la question du cycle économique, i.e. l’articulation des différentes pratiques d’acquisition des ressources au fil des saisons. Comme les modalités du calendrier agricole sont des paramètres qui peuvent être rapidement définis par rapport aux pratiques actuelles dans la région étudiée (infra), il nous reste à comprendre le rôle précis joué par la chasse. Cette activité était-elle indispensable à la survie des groupes humains ? Etait-elle menée toute l’année ou circonscrite à certaines saisons ? Quelles sont les espèces migratrices ou résidentes exploitées de préférence dans le Levant nord ? Les principales ressources animales étaient-elles acquises saisonnièrement ? Nous tenterons ainsi de déterminer la place occupée par la chasse dans le cycle économique et d’étudier son évolution au cours du développement des pratiques agricoles et de la sédentarité. Nous chercherons enfin à définir de quelle manière les activités de subsistance étaient agencées dans le temps pour permettre un mode de vie sédentaire. Les sites que nous allons examinés sont Mureybet, Jerf el Ahmar et Dja’de el Mughara (Fig. 1.2). La plus longue séquence chronologique est couverte par Mureybet, depuis le Natoufien final jusqu’au PPNB moyen. Jerf el Ahmar s’inscrit dans l’horizon PPNA et ses niveaux supérieurs font la transition avec le PPNB ancien, période qui est essentiellement représentée dans le troisième site.

Notes
1.

« Par sédentarisation, nous entendons […] ce processus complexe qui en quelques millénaires conduit les hommes naguères répartis en petites unités de chasseurs-cueilleurs plus ou moins mobiles à se regrouper et à se fixer dans des agglomérations d’habitats construits ("villages") » (Cauvin, 1983, p. 28).

2.

D’après K. V. Flannery (1972, p. 28) : « the origin of ‘sedentary life’ had more to do with the installation and maintenance of permanent facilities (…) than it did with agriculture per se. »