1.3.2 La reconquête du désert

Quelques millénaires après les débuts de l’agriculture, le système agropastoral constitue le fondement socio-économique de la plupart des communautés vivant dans le Croissant fertile. A la fin du PPNB récent, au moment où la technique de la céramique commence à être adoptée dans le Moyen Euphrate et la Djéziré (Le Mière et Picon, 1987), les populations se dispersent et des groupes de pasteurs apparaissent dans certaines régions arides jusqu’alors pratiquement inoccupées depuis le début de l’Holocène. C’est notamment le cas de l’oasis d’Azraq en Jordanie (Garrard et al., 1987) et de la région de la Palmyrène. Pour cette dernière, dans la cuvette d’El Kowm, différents modes d’occupation ont été mises en évidence par les fouilles des sites d’El Kowm 2 (Stordeur, 2000b), de Qdeir 1 (Aurenche et Cauvin, 1982 ; Stordeur, 1993), d’Umm el Tlel (Molist et al., 1996) et par des séries de prospections (Fig. 1.3). Pour s’adapter à ce milieu désertique où les conditions climatiques sont particulièrement sévères, les nouveaux arrivants ont adopté deux modes de vie différents : l’agriculture irriguée ou le nomadisme pastoral (Cauvin, 1990a).

Les sites d’El Kowm 2 et de Qdeir 1, qui sont au moins en partie contemporains (autour de 6 500 BC) et dont les études ont fourni quelques résultats provisoires, présentent des ressemblances générales dans les techniques architecturales, la taille du silex et l’industrie osseuse, les techniques de fabrication du plâtre et la vannerie, la culture des céréales et l’élevage du petit bétail. Ils connaissent également les mêmes circuits d’échange pour l’obsidienne et les petits vases en pierre (Stordeur, 1993). Cependant, de fortes différences ont été mises en évidence entre ces deux sites voisins. El Kowm 2 est un village sédentaire disposant d’habitations en briques crues et installé près d’une source artésienne, où l’agriculture tenait une place importante. Les cultures sèches y étaient praticables, comme de nos jours, dans les dépressions et aux bords des oueds, mais l’agriculture était sans doute améliorée grâce à l’utilisation par gravité des eaux de la source (de Moulins, 2000 ; Stordeur, 2000e). La culture matérielle et technologique évoque une petite communauté vivant en autarcie « mais entretenant des relations avec l’extérieur pour se pourvoir du superflu » (Stordeur, op. cit., p. 308). Le site de Qdeir 1 est également implanté sur un tertre de source (Cauvin, 1990a ; Stordeur, 1993 ; Stordeur et Taha, 1996). Des traces de structures légères et d’autres éléments archéologiques indiquent l’installation périodique de campements temporaires alors que les architectures sont rares et n’ont été trouvées que dans certains niveaux d’occupation. Outre l’élevage, la chasse, et occasionnellement l’agriculture, la principale activité était la taille du silex comme en attestent les nombreux ateliers disséminés sur une grande surface et parfois associés à des foyers ou des aires de boucherie. Grâce à la proximité d’un gisement de silex de bonne qualité, les habitants de Qdeir 1 semblent s’être spécialisés dans cette activité qui était orientée vers la production de pointes de projectile. Tout un ensemble d’indices, parmi lesquels la présence notable de burins d’angle à troncature concave (« burins du désert »), rapproche ce site de celui d’Umm el Tlel et de plusieurs sites de surface découverts dans la région (e.g. Nadaouiyeh 7, Bir el Aïn Sba'i) et dont les occupations semblent avoir été de courte durée. La comparaison entre El Kowm 2 et Qdeir 1 montre « qu’il s'agit ici et là de groupes sociaux autonomes et distincts, pourvu chacun, malgré la faible distance qui les sépare, de leur tradition technique et de leur cheptel propre » (Cauvin, 1990a, p. 73). Tandis qu’El Kowm 2 représente une forme d’adaptation sédentaire peu éloignée, du point de vue culturel et socio-économique, des communautés villageoises du PPNB du Moyen Euphrate ou des régions orientales, Qdeir 1 témoignerait de l’émergence du nomadisme pastoral dans le Levant nord (Cauvin, 1990a ; Stordeur, 1993) 3 .

La mobilité est un trait essentiel du pastoralisme à cause des variations saisonnières de la disponibilité et de la productivité des pâturages (Ryder, 1983 ; Cribb, 1991). Les déplacements permettent de faire face à ces variations mais ils peuvent être de forte ou de faible amplitude et impliquer le groupe tout entier ou seulement une partie de la population sédentaire. Aussi, l’expression « nomadisme pastoral » employée dans le contexte du PPNB final par J. Cauvin (1990a) doit être entendue comme « à la fois la non permanence de l'habitat et l'importance de l'élevage dans l'économie » (op. cit., p. 67). Cette définition est peu éloignée de celle de Khazanov (1984, p. 7) qui voit le nomadisme pastorale comme « […] a distinct form of food-producing economy in which extensive mobile pastoralism is the predominant activity and in which the majority of the population is drawn into periodic pastoral migrations ». Pour désigner les habitants de Qdeir 1, D. Stordeur (1993) utilise plutôt le terme de « semi-nomades » en raison du fait qu’ils ont parfois pratiqué l’agriculture. Ce terme est assez ambigu car, comme le note R. Cribb (1991), certains auteurs l’ont employé pour distinguer les groupes de pasteurs moutonniers des éleveurs de dromadaires du Proche-Orient ou des éleveurs de chevaux d’Asie centrale qui effectuent des migrations sur de très longues distances. Ces nomades spécialisés sont apparus à des périodes plus tardives dans l’histoire et ne peuvent donc être confondues avec le phénomène que nous étudions ici. D’un autre côté, par exemple, R. Bernbeck (1992) considère les « semi-nomades » comme des groupes qui vivent dans des villages, pratiquent l’agriculture et se déplacent saisonnièrement avec leurs troupeaux, alors que les « nomades pasteurs spécialisés » vivent toute l’année dans des campements et ont une économie basée presque exclusivement sur l’élevage (et les échanges ou les razzias).

En fait, selon R. Cribb (op. cit.), différents groupes peuvent être rangés le long d’un continuum entre agriculture et pastoralisme, ou entre sédentarité et nomadisme, en fonction de plusieurs critères tels que la proportion représentée par l’élevage dans leurs moyens d’existence par rapport à d’autres modes de subsistance, la proportion de la population totale qui se déplace, ou la fréquence et l’intensité des mouvements. Parler de « nomadisme pastoral » ou de « semi-nomadisme » pour Qdeir 1 et les sites qui lui sont apparentés permet en l’état actuel des connaissances de faire commodément la distinction entre des occupations qui paraissent vraisemblablement temporaires et des implantations sédentaires comme celles d’El Kowm 2 qui partagent avec les premières les mêmes contraintes climatiques et écologiques (le désert) et pratiquent également l’élevage du petit bétail. Cependant, les fouilles et les études ne sont pas encore suffisamment avancées pour pouvoir définir précisément la nature de la mobilité de ces pasteurs ni les modes de fréquentation des différentes populations qui se sont succédées à Qdeir 1.

Dans ce contexte, nous essaierons d’apporter de nouveaux éléments de réponse à partir de l’étude de la saisonnalité des activités de subsistance. Pour El Kowm 2, nous chercherons à déterminer le calendrier économique afin de comprendre comment la vie sédentaire était organisée en fonction des saisons. Dans le cas de Qdeir 1, pour lequel les données sont partielles et la situation stratigraphique très complexe, nous tenterons d’obtenir le plus grand nombre possible d’indicateurs sur les rythmes d’occupations en nous basant sur l’exploitation des animaux domestiques et sauvages et dans la limite des échantillons que nous avons collectés jusqu’à présent. La comparaison entre les résultats obtenus pour les deux sites nous permettra d’étudier les différents systèmes socio-économiques privilégiés à la même époque dans le désert de la Palmyrène.

Pour comprendre de quelles manières l’homme préhistorique utilisait l’environnement, il nous faut au préalable considérer les conditions climatiques et les variations saisonnières qui sont des paramètres extérieurs aux décisions humaines et qui encadraient les stratégies de subsistance au cours de la néolithisation.

Notes
3.

Curieusement, après plusieurs millénaires, on retrouve aujourd’hui sur les mêmes lieux des types d’implantation analogues puisque le village actuel d’El Kowm est occupé en permanence par des agriculteurs-éleveurs et celui de Qdeir voit arriver chaque été des groupes de Bédouins chameliers venus de la Jordanie ou de l’Arabie Saoudite (de Boucheman, 1936 ; Jarno, 1984).