Chapitre 3. Indicateurs fauniques de la saisonnalité : les os d’oiseaux

3.1 Généralités

Si nous savons depuis longtemps que les oiseaux sauvages ont joué un rôle dans la subsistance des sociétés préhistoriques (Lindner, 1941 ; Clark, 1948 ; de Mathurin, 1953), leur importance est encore bien souvent considérée comme dérisoire, comparée à celle des mammifères de grande ou moyenne taille comme les ongulés qui forment généralement la majeure partie des restes osseux trouvés dans les sites archéologiques. La recherche archéozoologique, qui s’est de plus en plus intéressée à l’avifaune depuis ces deux dernières décennies, a pourtant montré que ce rôle pouvait varier fortement selon les cultures, les régions et les époques.

Ainsi, chez certaines sociétés de chasseurs-cueilleurs, les oiseaux ont occupé une place privilégiée parmi leurs ressources alimentaires. Les exemples archéologiques les plus éloquents, au cours de la période Holocène, concernent la chasse intensive et saisonnière des espèces marines (cormorans, fous, oies, canards, goélands, pingouins, etc.) en milieu insulaire ou côtier, associée parfois à la pratique de la pêche. Ces cas de « spécialisation » cynégétique, en l’état actuel des connaissances, sont le plus fréquemment localisés dans les régions froides des deux hémisphères, comme en Patagonie australe (e.g. Lefèvre, 1988, 1989, 1993, 1997), dans l’archipel des Aléoutiennes (Lefèvre, 1993 ; Lefèvre et Siegel-Causey, 1993), au Groenland (Gotfredsen, 1997) et dans le Nord de l’Europe (Serjeantson, 1988), mais aussi dans la zone subtropicale, sur la côte occidentale de l’Afrique du Sud (e.g. Avery, 1984 ; Avery et Underhill, 1986). En dehors de ces adaptations particulières, on connaît notamment la présence récurrente des lagopèdes (Lagopus mutus et L. lagopus) dans les sites archéologiques de la fin du Paléolithique supérieur en Europe (e.g. Mourer-Chauviré, 1975, 1979, 1983 ; Diez Fernández-Romana et al., 1995 ; Laroulandie, 1998, 2000), de la perdrix rouge (Alectoris rufa) dans les sites néolithiques de la péninsule ibérique (Hernández Carrasquilla, 1992), ou des Ansériformes (oies et canards) dans divers contextes chronoculturels (e.g. Mourer-Chauviré, 1979 ; Tyrberg, 1998).

Pour la région du Proche-Orient qui nous intéresse ici, des études consacrées à l’avifaune de plusieurs sites datant du Natoufien et du Néolithique acéramique ont fait avancer les connaissances sur la diversité des ressources animales qui furent exploitées durant ces périodes (Pichon, 1983, 1984, 1985a, 1994 ; Tchernov, 1993, 1994). Dans les années soixante, suite aux recherches archéologiques menées dans les contreforts du Zagros en Iran (Hole et Flannery, 1967), Flannery avait suggéré l’idée d’une « broad spectrum revolution » (Flannery, 1969, p. 77), c’est à dire un élargissement de la gamme des ressources (petits mammifères, poissons, tortues, oiseaux, invertébrés, plantes) au cours du Paléolithique supérieur, qui aurait contribué de façon déterminante au processus de néolithisation à venir. Ce n’est donc pas une situation nouvelle pour le Natoufien et l’analyse de la faune du site d’Ohalo II a ainsi démontré que la chasse aux oiseaux était déjà largement pratiquée dans le Levant sud il y a environ 20 000 ans (Simmons et Nadel, 1998).

Il n’en demeure pas moins que la diversification des ressources est une donnée capitale pour aborder les questions relatives à la gestion des moyens de subsistance chez des sociétés préhistoriques progressivement engagées dans la sédentarisation et l’agriculture. En effet, d’après les résultats fournis par les études susmentionnées, même si en termes de quantité de nourriture les oiseaux ont sans doute représenté une part bien inférieure à celle des mammifères, la présence d’un nombre considérable d’espèces différentes et variées (plusieurs dizaines en général), largement supérieur au nombre total d’espèces mammaliennes dans les mêmes assemblages osseux, implique un intérêt incontestable de la part des communautés natoufiennes et PPNA pour ce type de ressources que l’on range communément dans la catégorie du « petit gibier ». Dans ce contexte, nous pouvons dores et déjà admettre que la chasse aux oiseaux, avec tout l’investissement que cela suppose pour chacune des espèces (stratégies, techniques de capture, connaissances des comportements, etc.), n’était pas une activité superflue mais une activité complémentaire, partie intégrante de l’ensemble du système d’acquisition alimentaire, au même titre que la chasse aux herbivores ou la cueillette des céréales sauvages.

D’autre part, en se fondant sur la présence d’oiseaux migrateurs, la question de la saison d’occupation des villages natoufiens fut abordée par J. Pichon (1984, 1991). Ses interprétations avaient suggéré une occupation permanente pour les sites de Mureybet, de Hayonim Cave et de ‘Aïn Mallaha, et, depuis, ont été souvent jointes aux arguments favorables à la thèse de l’existence d’un mode de vie sédentaire au Natoufien (e.g. Lieberman, 1991, 1993b, 1998).

Notre choix de prendre en compte les restes aviaires dans notre recherche repose donc sur quatre objectifs principaux :

  1. Déterminer le rôle du petit gibier (les oiseaux en l’occurrence) chez les premières communautés néolithiques du Moyen Euphrate, en poursuivant le travail mené en partie par J. Pichon (1984) pour le site de Mureybet.
  2. Examiner les potentialités et les limites méthodologiques de l’utilisation des restes d’oiseaux comme indicateurs biologiques saisonniers.
  3. Identifier les rythmes saisonniers d’exploitation de l’avifaune dans les sites du Moyen Euphrate pour la reconstitution du calendrier économique.
  4. Obtenir des indicateurs saisonniers pour l’étude de la mobilité résidentielle chez les premières communautés pastorales établies dans la steppe de la Palmyrène.

Nous développons dans ce chapitre les principes et les conditions d’application de la méthode basée sur l’étude des oiseaux migrateurs. Nous présentons également deux autres méthodes susceptibles de fournir des informations sur la saisonnalité à partir des restes d’oiseaux : l’étude des os d’immatures et la recherche d’os médullaire. Toujours d’un point de vue méthodologique, nous traitons ensuite de l’analyse quantitative des assemblages aviaires (mesures de l’abondance relative, taphonomie, etc.) et particulièrement des indicateurs saisonniers. Une longue section est enfin consacrée à la présentation de chaque taxon identifié dans les sites étudiés, dans l’ordre systématique, afin notamment de déterminer son statut phénologique dans les régions du Nord et du centre de la Syrie et de mesurer ainsi ses potentialités en tant qu’indicateur saisonnier.