3.2.1 Principes et limites de la méthode de présence/absence

La méthode dite de présence/absence dans la recherche des indicateurs saisonniers ne requiert pas de traitement multiple des données, et cette simplicité en a fait sa popularité comme en témoigne son utilisation fréquente en archéologie depuis au moins la première moitié du XXe siècle (Monks, 1981). Il est utile avant toute chose de rappeler que l’absence d’un taxon n’est pas en soi une information sur la saisonnalité – bien qu’elle puisse sous certaines conditions constituer un argument de second ordre lors de la formulation d’une hypothèse. La méthode tire simplement parti des espèces animales ou végétales dont la présence dans un contexte archéologique donné exclut leur acquisition en dehors d’une certaine période de l’année. Elle repose sur des analogies écologiques ou ethnographiques, et la procédure logique menant à l’interprétation des données en est résumée de la façon suivante (d’après Monks, ibid., p. 181) :

  • un taxon est identifié dans le matériel archéologique ;
  • ce taxon est connu (documentation) pour être présent (analogie écologique) ou capturé (analogie ethnographique) à telle période de l’année ;
  • une inférence est faite sur la capture de ce taxon à cette période particulière de l’année.

Comme on peut le constater dans ce raisonnement, la notion de « présence » est en fait élargie à celle de « disponibilité ». G. G. Monks (op. cit.) distingue trois types de situations qui déterminent la disponibilité saisonnière d’une ressource :

  1. Des espèces peuvent être migratrices et donc physiquement présentes en un lieu donné à une époque restreinte de l’année.

Cette situation est la plus communément envisagée lorsque la méthode de présence/absence est employée, et s’applique tout à fait aux oiseaux migrateurs, à certains poissons et à certains mammifères (surtout marins). Elle fait dès lors intervenir le principe dit « actualiste » qui suppose dans le cas présent que les comportements écologiques des espèces n’ont pas varié au cours de leur histoire biologique et qu’en conséquence les connaissances disponibles sur les espèces actuelles sont valables pour ces mêmes espèces dans le passé (Gifford, 1981 ; Baird, 1989). Du point de vue de la corrélation entre un taxon et un ou plusieurs biotope(s) naturel(s), ce postulat est parfaitement défendable, car à des paramètres environnementaux déterminés sont en général associés des comportements spécifiques relativement stables (adaptation physiologique, nourriture de base, techniques d’acquisition alimentaire, reproduction). En revanche, lorsqu’il concerne des données de type phénologique (sédentarité, déplacements réguliers d’une région à une autre, époques de migration, etc.), son application en préhistoire est plus problématique puisque ces informations dépendent en partie des facteurs exogènes qui conditionnent les migrations (configuration climatique, environnementale d’une région, etc.).

Dans le cas des oiseaux, ce postulat a été critiqué par A. Morales Muñiz (1998). L’auteur rappelle en effet que nos connaissances sur leur mobilité saisonnière reposent bien souvent sur des données ornithologiques fragmentaires dont la synthèse implique forcément un compromis : « phenological status assignments are arbitrary and are found to be more so the more we learn about the animals themselves » (ibid., p. 27). Il montre également, par des exemples bien documentés qui ont eu lieu dans le passé récent, que les phénomènes migratoires ne sont pas aussi stables qu’on ne le pense généralement : changement brutal du statut phénologique, modification des circuits migratoires (Berthold et al., 1992), sédentarisation de certaines populations connues jusqu’alors comme migratrices. Même si cela ne regarde qu’un petit nombre d’espèces et même si certains de ces changements sont liés au développement des activités humaines dans certaines régions (réduction des milieux naturels, intensité de la chasse mécanique, apparition de nouvelles ressources de nature anthropique, etc.), ces exemples soulignent la fragilité potentielle des analogies concernant la saisonnalité, particulièrement lorsqu’elles sont utilisées pour des époques préhistoriques où les climats et les profils littoraux étaient bien différents de leur état actuel. Nous n’aborderons évidemment pas ici la question de l’origine des migrations des oiseaux qui a suscité diverses théories, mais il est communément admis que ces phénomènes n’ont véritablement acquis l’aspect que nous leur connaissons aujourd’hui qu’après la fin de la dernière glaciation (Curry-Lindahl, 1980) 62 . Les périodes de migration se seraient fixées – si elles ne l’étaient pas auparavant – en même temps que la mise en place des principales caractéristiques saisonnières du climat actuel, soit au cours de la transition entre la fin du Pléistocène supérieur et le début de l’Holocène.

La méthode de présence/absence basée sur les oiseaux migrateurs est-elle donc applicable dans le cadre de notre recherche qui couvre en partie cette période de transition ? Nous supposerons que les fluctuations climatiques qui la caractérisent – comme celles du Dryas récent auquel correspondent les horizons chronoculturels natoufien et khiamien – n’ont pas eu une forte incidence sur la régularité saisonnière des mouvements migratoires, du moins pas au point d’excéder la variation naturelle qui existe aujourd’hui d’une année sur l’autre dans les dates d’arrivée et de départ des migrateurs. L’emploi des analogies phénologiques pour le Néolithique ancien du Proche-Orient nous semble en partie justifié par la prise en compte de cette variation. La question des incidences climatiques du début de l’Holocène demeure toutefois d’un grand intérêt et nous y reviendrons plus tard à la lumière des données archéologiques que nous avons obtenues.

  1. D’autres ressources peuvent être présentes toute l’année mais être rares ou difficiles à obtenir durant certaines périodes de l’année.

G. G. Monks (1981) mentionne l’exemple des bivalves d’eau douce sur le site archéologique de Spirit Cave (Pléistocène supérieur et Holocène, Asie du Sud-Est), dont la présence a suggéré la collecte de cette ressource au moment où la rivière était en étiage, soit pendant la saison sèche plutôt que pendant la mousson (Gorman, 1971, cité par Monks, op. cit., p. 182). On peut mettre en parallèle le ramassage actuel des Unio tigridis sur les bords du cours moyen de Euphrate à la fin de l’été ou au début de l’automne par les pasteurs ‘Agedhat (D’Hont, 1994). G. G. Monks regroupe aussi dans cette catégorie la plupart des espèces végétales comestibles qui ne sont effectivement disponibles qu’à un certain stade de leur développement au cours de l’année (fruits, graines, fleurs, feuilles, etc.). Il paraît bien difficile de trouver des exemples approchants avec les oiseaux mais, dans un autre champ de la recherche archéozoologique (Keepax, 1981 ; Sidell, 1993 ; Eastham et Gwynn, 1997), on peut également considérer la collecte et la consommation des œufs comme appartenant à cette catégorie. Comme la première, cette situation repose sur l’utilisation d’analogies écologiques dont les conditions d’application doivent être systématiquement discutées.

  1. Des ressources présentes toute l’année peuvent être « culturellement » disponibles à certaines saisons seulement.

Cette situation doit se comprendre à travers le concept de « désirabilité » (« desirability ») que reprend G. G. Monks (1981, p. 181) dans ce contexte particulier. L’un des exemples ethnographiques cités par l’auteur est celui d’un groupe amérindien de la côte nord-ouest des Etats-Unis (Coast Salish) qui chassait traditionnellement les cerfs au moment où ils étaient le plus gras et au meilleur de leur forme physique : les femelles en automne et les mâles au printemps 63 (Suttles, 1951, cité par Monks, op. cit.). On pourrait faire ici le parallèle avec les oiseaux en supposant qu’il est profitable dans les régions froides ou tempérées de chasser des espèces en automne, lorsqu’elles ont accumulé des réserves importantes de graisse en prévision de leur prochaine migration ou des rigueurs de l’hiver. Dans ces deux exemples, c’est la recherche d’une quantité optimale de graisse qui concourt à une saisonnalité de la chasse, mais cela peut concerner aussi d’autres produits animaux comme la peau du point de vue de sa qualité (e.g. Spiess, 1979). D. Serjeantson (1998) propose ainsi toute une série de raisons qui peuvent justifier la chasse aux oiseaux à des moments particuliers : plus grande vulnérabilité durant la période de la mue ou de la couvaison, concentration des oiseaux en hiver, etc.

Cette définition particulière de la disponibilité saisonnière implique le recours à des analogies écologiques ainsi qu’à des analogies ethnographiques puisqu’elle rejoint la question des préférences culturelles et des choix économiques. D’un point de vue méthodologique, cependant, elle peut rarement se satisfaire de ces seules propositions. Pour que des hypothèses sur les préférences culturelles de cet ordre puissent être proposées, il faut au préalable s’assurer que les ressources ont bien été acquises saisonnièrement, par l’emploi de méthodes appropriées telles que la squelettochronologie ou l’étude de l’usure dentaire pour le premier exemple. Par conséquent, cette définition plus élargie de la notion de « disponibilité » ne nous paraît pas avoir vraiment sa place dans la méthode de présence/absence, contrairement aux deux premières. Elle peut en revanche s’avérer féconde pour l’élaboration des hypothèses et l’interprétation des résultats, et nous avons parfois nous-mêmes relevé des observations ethnographiques pour illustrer des tendances saisonnières sur la capture de certaines espèces sédentaires au Proche-Orient.

De cette méthode de présence/absence, nous n’en avons retenu que la définition la plus classique pour l’étude de la saisonnalité à travers les restes d’oiseaux (première situation). Nous présentons à présent les diverses sources dont nous nous sommes servi pour établir les statuts phénologiques des espèces identifiées dans le matériel archéologique.

Notes
62.

Invoquant des données paléontologiques mais sans toutefois les préciser, Bökönyi suppose que les migrations des oiseaux n’ont pas changé de nature depuis les douze ou quinze derniers millénaires (Bökönyi, 1972, p. 121).

63.

Les femelles étaient à l’inverse indésirables au printemps après une longue période de maigre et le stress des mises bas, et les mâles en automne à cause de leur jeûne partiel imposé par le rut.