4.3 Calendrier économique et modes d’occupation

La remarquable diversité des espèces animales exploitées à Mureybet témoigne de la place cruciale accordée aux activités cynégétiques depuis le Natoufien final jusqu’à l’apparition des premiers animaux domestiques au PPNB ancien ou moyen sur le site : une trentaine d’espèces mammifères, près de 70 espèces d’oiseaux, quelques reptiles et plusieurs poissons ont été identifiés parmi les assemblages osseux. Avant les occupations PPNB, pour lesquelles les données restent généralement difficiles à interpréter en raison des faibles effectifs des échantillons recueillis, les résultats de l’analyse de la faune montrent que le système de subsistance était basé sur une économie à large spectre, même si quelques espèces comme la gazelle, les équidés et les aurochs, formaient la majeure partie des ressources carnées consommées.

D’après l’ensemble des indicateurs fauniques saisonniers recueillis pour les phases IA à IIIB de Mureybet, les activités d’acquisition sont marquées par de fortes variations saisonnières du point de vue de leur intensité. A la fin du Natoufien et au Khiamien, la chasse aux gazelles se déroulait principalement durant la saison humide, avec un pic d’intensité centré en novembre-février, et secondairement au printemps. A partir du Mureybétien, ce schéma change peu mais les chasses printanières semblent beaucoup plus fréquentes et sont peut-être, au moins dans une certaine mesure, à mettre en relation avec la protection des champs de céréales contre les herbivores. Rappelons que la chasse aux « nuisibles » est encore une pratique bien connue chez les agriculteurs de la région (D’Hont, 1994) comme dans le reste du monde, et elle est en partie à l’origine de la disparition des gazelles en Syrie au début de la deuxième moitié du XXe siècle. Concernant les équidés, l’étude de la saisonnalité a donné des résultats pertinents seulement pour la phase IIIB. Les estimations indiquent des tendances proches de celles de la chasse aux gazelles, à savoir un pic au printemps et un autre en automne-hiver (novembre-janvier). Dans les phases d’occupation antérieures où les données sont peu abondantes, les estimations suggèrent des rythmes d’abattage équivalents. Pour les gazelles et les équidés, des techniques de chasse par rabattage des troupeaux ont sans doute été employées. Nos conclusions nous amènent à voir des chasses orientées principalement sur des groupes familiaux durant les phases IA à IIIA, au détriment peut-être des groupes de mâles célibataires. Ces derniers étaient probablement plus difficiles à approcher et à rassembler en raison de leur mobilité plus forte et imprévisible 129 . Il se peut alors que les stratégies cynégétiques se soient perfectionnées dans la phase IIIB (e.g. mobilisation d’un plus grand nombre de rabatteurs, dispositifs plus efficaces, etc.), permettant une prise non différenciée de toutes les unités sociales.

Les oiseaux constituaient une source de nourriture abondante au cours de la saison humide, d’octobre à mars, grâce à l’arrivée massive de nombreuses espèces migratrices comme les canards et les oies au début de l’automne. Même si, en termes de quantité de nourriture, ce groupe taxinomique a sans doute représenté une part bien inférieure à celle des mammifères, la présence d’un nombre considérable d’espèces implique un intérêt incontestable de la part des communautés natoufiennes, khiamiennes et mureybétiennes pour le « petit gibier ». La pêche ne semble pas avoir été une activité importante malgré la proximité du fleuve. Sa contribution était peut-être significative au Natoufien final et au début du Khiamien mais le faible nombre de restes et l’absence d’étude approfondie pour ce groupe taxinomique ne nous permettent pas de l’affirmer. L’évolution des fréquences relatives (Tabl. 4.3) indiquent toutefois une diminution brutale des restes de poissons dans les assemblages au cours des occupations khiamiennes, appuyant en cela la tendance générale observée dans l’intensification de l’exploitation du gros gibier à partir de cette époque.

Pour les phases qui ont fourni les données les plus pertinentes, entre le début du Khiamien et la fin du Mureybétien, le cycle économique paraît se dérouler et s’organiser par rapport à l’exploitation des céréales et des légumineuses, garante de la constitution de réserves alimentaires pour toute l’année. La collecte avait lieu à la fin du printemps, en mai-juin (e.g. Hillman, 1996). A cette époque de l’année et certainement avant la récolte, gazelles et équidés étaient chassés, en partie peut-être pour défendre les parcelles exploitées. L’été semble avoir été une morte-saison du point de vue des activités d’acquisition, bien que la préparation des produits moissonnés (battage, dépiquage, stockage) devait prendre plusieurs semaines. L’exploitation des animaux (équidés, gazelles et oiseaux) reprenait ensuite en automne, en même temps que la collecte de certains fruits (amandes, pistaches), et se prolongeait jusqu’au cœur de la saison humide. Entre cette période et la saison des récoltes, approximativement en février et mars, nos estimations montrent une interruption nette de la chasse aux équidés.

Malgré les inévitables fluctuations inter-annuelles, le cycle économique que nous venons de décrire et la gamme des ressources exploitées, associés au stockage à grande échelle des céréales, offraient théoriquement des conditions de subsistance optimales pour supporter un mode de résidence de type sédentaire à Mureybet. Ces résultats complètent de manière plus approfondie les premiers arguments qui avaient été formulés sur la base des données architecturales (Cauvin, 1977), de l’étude sommaire des lactéales d’équidés (Ducos, 1978) ou de l’analyse des oiseaux de la période natoufienne (Pichon, 1984). Cependant, si nous n’avons pas constaté d’évolution notable de la faune du point de vue taxinomique, ni de variations majeures dans la périodicité des acquisitions, sur plus d’un millénaire d’occupation du site, des changements significatifs ont été observés dans l’abondance relative de certains animaux et dans certains profils d’abattage. Au fil des occupations, nous avons pu mettre en évidence une diminution générale de la part du petit gibier et, en parallèle, un intérêt croissant pour les espèces de grande taille, non seulement parmi les ongulés, mais aussi parmi les oiseaux. Ainsi, au Mureybétien, les équidés sont beaucoup plus chassés qu’auparavant, par rapport aux gazelles, et la fréquence des aurochs augmente brusquement tandis que celles des autres ongulés ne changent pas. Cette tendance avait déjà été relevée par P. Ducos (1975a, 1978) dans ses études des assemblages mammaliens issus des fouilles de M. van Loon, tendance qu’il interprétait comme une spécialisation tournée vers les animaux plus rentables d’un point de vue alimentaire. En réalité, il ne s’agit pas véritablement d’une spécialisation, puisque la diversité des taxons exploités ne semble pas varier de manière significative jusqu’au PPNA, mais plutôt d’une intensification de la chasse aux gros animaux (Gourichon et Helmer, sous presse b). D’après l’étude des profils de mortalité, cette recherche de « rentabilité » se traduit aussi par un abattage plus fréquent des adultes au Mureybétien. Ce changement s’observe dans le cas des équidés, des aurochs et des sangliers. Il peut être la conséquence d’un rabattage plus large des unités sociales, qui ne cible plus seulement les groupes familiaux (femelles suitées), comme dans les périodes précédentes, mais s’étend aux groupes de mâles célibataires chez les équidés ou aux adultes en pleine force de l’âge chez les bovins et les suinés.

Nous pensons quel’augmentation démographique, conséquence du processus de sédentarisation, est l’un des facteurs principaux qui ont pu induire une pratique accrue de la chasse aux animaux les plus gros, aussi bien d’un point de vue taxinomique (équidés, aurochs, certains oiseaux) qu’intraspécifique (plus d’adultes). Cette augmentation démographique, qui est fort difficile à connaître régionalement, est perceptible dans l’étendue du village de Mureybet, qui paraît s’agrandir en surface, et dans un investissement de plus en plus poussé dans le domaine de l’architecture avec l’expérimentation et le développement de nouvelles manières d’organiser l’espace villageois ainsi que l’espace intérieur pour aménager des lieux de stockage des denrées (supra). L’essor de l’agriculture à la fin du Khiamien, en répondant à de nouveaux besoins alimentaires, a certainement accompagné cet accroissement de taille de la communauté.

Notes
129.

Dans les groupes familiaux, l’instinct de survie pousse les mâles dominants et les femelles à protéger leurs jeunes, un comportement qui restreint les stratégies de fuite.