5.3 Calendrier économique et modes d’occupation

La faune exploitée à Jerf el Ahmar offre une diversité remarquable avec plus une quinzaine de grands mammifères et près d’une cinquantaine d’espèces aviaires. Comme à Mureybet depuis le Natoufien jusqu’à la fin des niveaux PPNA au moins, le système de subsistance repose sur une économie à large spectre où quelques espèces fournissent cependant l’essentiel des produits carnés. Ainsi, la chasse aux gazelles s’exerçait la plupart du temps par rabattage des troupeaux, des hardes familiales en particulier, et elle avait lieu principalement durant la saison humide, entre septembre et janvier, puis de façon moins intense au début de la saison sèche, d’avril à juin. Les profils de mortalité n’ont pas encore été établis pour les équidés, mais nous avons pu déterminer des périodes d’abattage analogues à celles des gazelles. Il est probable, selon nous, que les mêmes techniques de chasse étaient employées. La chasse aux oiseaux se déroulaient pour l’essentiel durant la saison humide.

Ces rythmes saisonniers correspondent à ceux que nous avons mis en évidence dans les occupations précédant le PPNB ancien à Mureybet. Il n’y a pas ou peu de différences de ce point de vue et nous pouvons affirmer que l’organisation annuelle des activités d’acquisition suivait un schéma identique qui s’appliquait peut-être à toute la culture mureybétienne de la vallée de l’Euphrate et qui remonterait au Natoufien. Les seules divergences significatives que nous avons observées entre les deux sites concernent en fait les fréquences relatives de certains taxons, même si les cortèges fauniques sont très proches. Ainsi, les aurochs et les équidés semblent diminuer en importance entre les niveaux inférieurs et supérieurs de Jerf el Ahmar alors que c’est le contraire qui prévalait à Mureybet à partir de la phase IIB et jusqu’à la fin des niveaux PPNA. Les échantillons de Jerf el Ahmar que nous avons étudiés ne forment qu’une petite partie des assemblages et il est donc possible que ces données ne soient pas parfaitement représentatives de l’évolution réelle du système de subsistance. Auquel cas, nous aurons à vérifier lors de la poursuite des analyses si une intensification de la chasse aux gros mammifères y est perceptible comme à Mureybet. Parmi les oiseaux, les espèces les plus fréquemment exploités que sont les oies, les grues et les outardes, offraient le double intérêt d’être grégaires et de grand format. Cette recherche de rentabilité parmi le gibier à plumes avait été noté à Mureybet à partir de la fin du Khiamien mais, dans ce contexte, les canards y représentaient toujours la part la plus conséquente de l’avifaune exploitée. Si ces différences ne sont pas entièrement dues à des biais d’échantillonnage, comme nous pouvons le supposer, elles sont peut-être le reflet d’une adaptation locale ou de préférences communautaires distinctes, ce qui n’aurait rien de surprenant puisque le phénomène identitaire paraît également assez marqué dans les industries lithiques à la même époque.

Au regard des nombreuses données recueillies sur l’architecture et le mode d’occupation de l’espace villageois, Jerf el Ahmar a toutes les apparences d’une implantation sédentaire. D’après les grandes quantités de matériel archéologique trouvées dans les zones de rejets domestiques (couches-poubelles), les abondants éléments de mouture exploités jusqu’à leur terme et réemployés dans les constructions, l’investissement porté dans l’architecture et la reconstitution de l’histoire individuelle de certains bâtiments, il semble que les différentes phases d’occupation qui ont pu être distinguées ont été de longue durée. Bien qu’il soit difficile de proposer des estimations sur le nombre d’années ou de générations qui se sont écoulés d’une phase à l’autre, il ne fait pas de doute que chacune d’entre elles traduit un habitat permanent. Certes, le site a pu être abandonnés à certaines époques, comme en témoigne par exemple le niveau III/E complètement incendié. Néanmoins, les agrandissements ou les ajouts de modules de certaines maisons, la superposition fréquente et presque parfaite du plan des habitations sur les ruines des précédentes, et l’exemple de l’utilisation du bâtiment communautaire EA30 durant au moins deux séquences d’occupation villageoise, suggèrent que le site était habité de façon presque continue. L’hypothèse d’une agriculture prédomestique et l’importance capitale revêtue par l’exploitation des céréales et des légumineuses sont fondées sur de nombreux indices (supra). Leur stockage semble directement attesté par l’aménagement de petites cellules dans certaines habitations.

En outre, les indicateurs saisonniers obtenus pour un ensemble d’unités stratigraphiques couvrant les niveaux inférieurs et supérieurs ne font pas apparaître de très larges hiatus temporels. Les chasses aux gazelles et aux équidés sont mises en suspens durant les mois les plus chauds de l’été (juillet-août) et à la fin de l’hiver ou au début du printemps, en février-mars (Fig. 5.27). A Mureybet, ces intervalles ont également été observés, sauf que la chasse aux gazelles semblaient s’y prolonger jusqu’en janvier-février, contrairement à Jerf el Ahmar. Dans ce dernier site, le cycle économique s’articule de façon judicieuse avec le calendrier agricole et l’été pourrait donc correspondre, du point de vue des activités, à la période de « repos » qui suit naturellement la mobilisation forte de toute la communauté au moment des moissons en mai-juin. Par ailleurs, des restes de francolins juvéniles montrent que le village n’était pas déserté à cette époque de l’année. L’absence apparente de la chasse aux ongulés à la toute fin de l’hiver est plus difficile à interpréter mais nous verrons dans la quatrième partie les hypothèses qui peuvent être avancées à ce sujet. Dans tous les cas, une période aussi courte ne peut impliquer un abandon du site par toute sa population. Nous devons retenir, enfin, que ce cycle annuel et cette organisation économique satisfont toutes les conditions permettant à une communauté sédentaire de traverser les périodes de soudure.