6.3 Calendrier économique et modes d’occupation

Sur de nombreux points, le système de subsistance que nous avons mis en évidence à Dja’de el Mughara s’apparente fortement à ceux observés dans le PPNA de Mureybet et à Jerf el Ahmar. La diversité de la faune mammalienne y est aussi remarquable, avec une vingtaine d’espèces identifiées. Les gazelles et les équidés continuent à tenir une place importante dans l’alimentation, et les rythmes saisonniers d’abattage de ces animaux ainsi que les profils de mortalité des gazelles présentent peu de différences avec ceux de Jerf el Ahmar. Nous pouvons estimer que les épisodes de chasse étaient centrés dans la saison humide, entre septembre et janvier, puis au printemps, d’avril à juin.

Cependant, plusieurs divergences ont été constatées par rapport aux deux sites précédemment étudiés. Ainsi, les estimations saisonnières calculées à partir des lactéales supérieures ne concordent pas tout à fait avec celles établies à partir des jugales inférieures, ce qui aurait pu poser des problèmes d’interprétation si un seul type de dents avait été pris en compte. Peut-être faut-il y voir le hasard de l’échantillonnage mais cela pourrait aussi réellement provenir des contextes d’occupation. D’autre part, les chasses printanières et automnales des gazelles paraissent avoir la même intensité en termes d’abondance relative des spécimens abattus. Nous avons vu que les épisodes printaniers devenaient plus fréquents à Mureybet dans les occupations PPNA et qu’ils étaient également bien représentés à Jerf el Ahmar. L’hypothèse que nous avions proposée est que cette activité pouvait être en partie liée à la défense des cultures, parallèlement au développement des pratiques agricoles. Si l’on poursuit sur cette hypothèse, les données de Dja’de el Mughara traduiraient donc un accroissement de l’importance de l’agriculture à cette époque. Nous verrons avec l’étude d’El Kowm 2 (infra) que ces arguments sont plus que probables.

D’autres différences par rapport aux sites des périodes antérieures ressortent de l’étude de l’avifaune. Premièrement, la part des oiseaux dans les assemblages a diminué et ne semble pas dépasser 2 %. Deuxièmement, le cortège taxinomique et surtout les fréquences relatives des espèces sont très singulières. Ce sont les outardes et les gangas, deux oiseaux essentiellement sédentaires et habitants des steppes, qui ont été les plus exploités. La faible composante saisonnière de la chasse aux oiseaux n’est apportée que par les oies, les grues et quelques autres espèces. Les habitants de Dja’de el Mughara semblent avoir dédaigné l’apport périodique des oiseaux migrateurs dans la vallée et s’être détournés du gibier d’eau, même si la pêche, comme la chasse aux canards, est une activité occasionnellement pratiquée.

Ces observations donnent l’impression générale d’une communauté tirant de la steppe environnante l’essentiel de ses produits carnés. Bien évidemment, il est possible que les principales espèces chassées aient été capturées non loin du site, aux abords des cultures, mais nous n’avons pas les moyens de le déterminer. Nous maintenons l’idée qu’elles ont été pour une part délibérément acquises au cours d’expéditions de chasse.

La présence de bœufs domestiques sur le site vient compliquer notre tentative de reconstitution du système de subsistance. Même si les résultats de l’analyse biométrique (Helmer et al., sous presse a) suggèrent que ces animaux constituaient une part élevée des restes bovins retrouvés dans les assemblages, il est difficile, à ce stade de la recherche, non seulement de distinguer les modalités d’exploitation de l’aurochs de celles des bœufs mais surtout de concevoir les pratiques et les intérêts économiques entourant les premières étapes de la domestication. Les bovins étaient-ils déjà exploités pour le lait ? Le mouflon et d’autres espèces étaient-ils domestiqués à Dja’de el Mughara comme c’est le cas à Nevali Çori peu de temps après ? Peut-on véritablement parler d’agriculteurs-éleveurs pour la communauté vivant sur ce site ? L’identification de restes fragmentés de coprolithes d’animaux dans une unité stratigraphique étudiée du point de vue de la micromorphologie (Hourani, 1993) tendrait à le confirmer mais, vu la faible épaisseur des dépôts, nous ne pouvons exclure la possibilité des déchets d’une éviscération de carcasses d’animaux sauvages.

Il faut aussi souligner les difficultés d’interprétation des modes d’occupation du site. Comme nous l’avons vu (supra), l’organisation spatiale des structures architecturales est encore mal connue et certains secteurs ont livré des traces d’abris en matériaux périssables ou des amas osseux qui témoignent d’occupations temporaires. Se fondant surtout sur les pratiques funéraires et sur le caractère intermittent de la séquence stratigraphique, E. Coqueugniot a émis la supposition suivante : « La présence d’inhumations primaires et secondaires et l’observation fine des modes d’inhumation suggère […] que les habitants de Dja’dé n’y vivaient peut-être pas en permanence : il pouvait s’agir de semi-nomades qui ramenaient ici les corps des individus décédés lors de périodes d’éloignement du village afin de les enterrer dans une "Maison des Morts", les corps pouvant être transportés enveloppés dans des nattes ainsi que le suggère la découverte d’empreintes de nattes ocrées interstratifiées dans deux de ces dépôts funéraires » (1999b, p. 43 ; cf. aussi Coqueugniot, 1998, p. 112). Cette hypothèse peut être contredite par le fait que l’utilisation de linceuls est une pratique connue par de nombreux groupes sédentaires ou que la « Maison des Morts » se trouverait être le « caveau » de famille de certains habitants, aménagé aux abords du village. Toutefois, elle présente l’intérêt de poser directement la question de la nature permanente ou temporaire du mode de fréquentation de ce site complexe. La poursuite des études du matériel archéologique est donc indispensable pour tenter de répondre à toutes ces questions. D’après nos résultats et nos observations personnelles, il est probable que différents modes d’occupation se sont succédés à Dja’de el Mughara. Le calendrier économique, tel que nous l’avons défini, serait compatible avec un mode de vie sédentaire, surtout si l’existence d’activités pastorales est confirmée, mais trop de paramètres non maîtrisables jusqu’à maintenant entrent en lignes de compte. Nous prochaines missions d’études tenteront d’éclairer certains points comme la question de la récurrence des rythmes saisonniers d’abattage des ongulés, celle de la proportion des bœufs domestiques par rapport à la population bovine totale, et celle des aires de déchets de boucherie.

Actuellement, compte tenu de la disparition des autres sites datant de la culture du PPNB ancien dans le Haut et le Moyen Euphrate (Nevali Çori, Mureybet IVA, Cheikh Hassan), suite à la mise en eau de lacs artificiels sur l’Euphrate turque et syrien, le site de Dja’de el Mughara reste un jalon capital pour la compréhension des derniers agriculteurs-chasseurs et des débuts de la domestication animale dans cette région. A plus d’une centaine de kilomètres de là, le site de Göbekli apporte en particulier des informations fascinantes sur les représentations mentales des groupes de cette période (Schmidt, 2002 ; Helmer et al., sous presse b ; Schmidt, 2002), mais l’ensemble des éléments recueillis laissent penser qu’il ne s’agit pas d’un site d’habitat mais d’un sanctuaire. Dja’de el Mughara reste par conséquent le seul « village » témoin du PPNB ancien.