Mobilité saisonnière des gazelles et des équidés

L’analyse de la faune de Abu Hureyra, à quelques kilomètres au sud de Mureybet mais sur la rive opposée, est l’une des premières à avoir exploré la question de la saisonnalité de la chasse dans la préhistoire récente du Levant nord (Legge et Rowley-Conwy, 1987, 1991, 2000). En se fondant sur la hauteur de la D4 et le diamètre central du calcanéum, ces auteurs ont estimé que les gazelles étaient systématiquement et exclusivement chassées à la fin du printemps, aussi bien durant les occupations natoufiennes que, plus tard, au PPNB moyen : We have good evidence that the cull of gazelles at Abu Hureyra was in the birth season, which was historically in late April or early May (Legge et Rowley-Conwy, 2000, p. 440). Depuis leur première étude (Legge et Rowley-Conwy, 1987), pour tenter d’expliquer ces résultats, les auteurs ont toujours soutenu l’hypothèse de grandes migrations annuelles des gazelles entre le nord et le sud du Proche-Orient, la localité d’Abu Hureyra représentant le point septentrional de leur périple : The northward migration to the vicinity of Abu Hureyra brought the herds to a region of higher rainfall, arriving at the time of maximum growth in the herbaceous vegetation of this region […]. The southward migration, probably as far as northern Transjordan, took the herds beyond the range of the harsh winter on the Syrian plateau, and to an area of milder climate and good grazing in the winter (Legge et Rowley-Conwy, 2000, p. 440). Après avoir atteint les abords de l’Euphrate au printemps, les gazelles pouvaient alors mettre bas sous des conditions optimales grâce à la proximité de l’eau et des températures clémentes, puis se disperser en petits groupes durant l’été. L’hypothèse s’appuie a posteriori sur le fait que peu de gazelles auraient été observées par les anciens voyageurs dans les steppes du centre-nord de la Syrie entre septembre et avril, au moment où la plupart de ces expéditions prenaient place pour éviter les grandes chaleurs estivales. Bien qu’il paraisse cohérent, ce modèle interprétatif nous paraît mal fondé et critiquable pour plusieurs raisons.

Premièrement, s’il est certain, d’après certains témoignages (Musil, 1928 : 149 ; cf. liste établie par Legge et Rowley-Conwy, op. cit.), que les gazelles effectuaient des déplacements saisonniers, ces mouvements sont fondamentalement liés à la disponibilité des ressources comme l’a démontré récemment L. Martin (2000) dans une étude comparative des comportements sociaux et reproductifs de diverses espèces du genre Gazella. Les sources historiques suggèrent que les populations de G. subgutturosa d’Arabie Saoudite ont été migratrices dans certaines régions steppiques mais, d’après L. Martin, l’étude de J. Aharoni (1946, citée par l’auteur) décrit l’animal comme se déplaçant sur d’assez grandes distances à la recherche de nourriture, non comme un migrateur, car, dans cette région, le facteur humain (occupation des territoires les plus favorables) influence fortement l’accès aux ressources. En Asie centrale, les gazelles à goitrepeuvent faire de longues migrations saisonnières qui sont, dans les régions septentrionales, déterminées par le climat local (fortes chutes de neige en hiver). En revanche, dans les régions méridionales, ce sont seulement des déplacements estivaux qui sont observées, lorsque les animaux quittent les plaines sèches pour des pâturages plus humides (Blank, 1998). En Syrie, les distances parcourues n’avaient donc vraisemblablement pas une envergure aussi importante que celle envisagée par A. J. Legge et P. Rowley-Conwy (2000).

Deuxièmement, nous avons nous-mêmes constaté que les récits des anciens voyageurs en Syrie ont parfois mentionné la présence de hardes de gazelles durant la saison humide dans le centre et le nord de la Syrie. Ainsi, comme indiquées dans la figure 9.1, des observations ont été faites au début du printemps entre l’Euphrate et Palmyre (Blunt, 1968, vol. II, p. 34) et en hiver près de la localité même d’Abu Hureyra (Cahun, s.d., p. 222). Rappelons aussi la naissance d’une gazelle à plus de 250 km au sud de l’Euphrate, rapportée par Lady A. Blunt (op. cit., vol. II, p. 96-97). Les concentrations d’animaux les plus importantes ont été signalées en automne dans la partie occidentale des steppes de Syrie (Cahun, s.d., p. 127 ; Musil, 1928a, p. 40) et au début du printemps sur les bords du fleuve près de Deir ez-Zor (Blunt, 1968, vol. I, p. 344). Dans ce dernier cas, Lady A. Blunt écrit que : Once we passed through an immense herd of gazelles, many thousands of them, all moving in the same direction – northwards, and we drove one lot before us for a mile or two, coming so near them that if Wilfrid had had his gun […] he could have certainly got several, for they were packed together » (ibid., p. 344 et 345). Dans ce récit, les gazelles se trouvaient sur la rive gauche de l’Euphrate et se déplaçaient vers le nord, mais il n’est pas précisé d’où elles venaient. Un mois auparavant, à la fin du mois de février 1878 (Blunt, op. cit., p. 222 et 230), l’expédition rencontrait de grandes hardes sur son parcours entre le Tigre et l’Euphrate, en Irak, ce qui est peut-être sans rapport avec leur observation plus tardive. Ce sont ces descriptions qui ont étayé l’hypothèse de A. J. Legge et P. Rowley-Conwy (2000), ainsi que les impressions subjectives de certains voyageurs sur l’absence des gazelles en hiver dans la Palmyrène. La liste des observations que nous venons de présenter n’est pas exhaustive, notre enquête n’étant pas terminée. Travailler sur des documents anciens et fragmentaires est délicat et ne peut en tous les cas remplacer un rapport zoologique basé sur des contrôles systématiques à l’échelle locale ou régionale. Nous ne pouvons exclure la possibilité d’une remontée des gazelles vers les régions plus clémentes mais l’opportunité et la probabilité d’observer des gazelles dans une région donnée à telle ou telle saison varient fortement en fonction de la dynamique des unités sociales. Comme nous l’avions déjà noté (Chapitre 2), les rassemblements sont plus habituels en automne au moment du rut et en hiver dans les pâturages les plus favorables, alors que la dispersion est la tendance générale dans la période estivale. Ces témoignages montrent à quel point il est périlleux de raisonner sur la population globale des gazelles à propos de leur mobilité.

Troisièmement, dans les publications de A. J. Legge et P. Rowley-Conwy (1987, 1991, 2000), ni les valeurs métriques des spécimens archéologiques, ni les effectifs considérés ne sont précisément mentionnés. Sur combien d’indicateurs saisonniers reposent leur argumentation ? L’absence d’individus âgés de plus de 2 mois et de moins de 10 mois est-elle réellement significative ? Quoi qu’il en soit, ces résultats ne correspondent pas complètement avec ceux que nous avons obtenus pour les trois sites situés au amont d’Abu Hureyra et sur l’autre rive (Mureybet, Jerf el Ahmar, Dja’de el Mughara). Des épisodes printaniers y sont également signalés mais les chasses étaient essentiellement menées durant la saison humide, en automne et en hiver. Certes, on pourrait invoquer le fait qu’il ne s’agit pas des mêmes populations de gazelles, l’Euphrate jouant le rôle de barrière subspécifique. Pourtant, l’analyse biométrique (Helmer, 2000a) révèle que la majorité des restes de gazelles à Mureybet appartient non pas à G. s. subgutturosa comme à Jerf el Ahmar et à Dja’de, mais à la sous-espèce méridionale marica, comme dans les sitesd’El Kowm 2 et de Qdeir 1 au nord de Palmyre. Cette proximité géographique de deux sous-espèces ne plaide pas en faveur de migrations nord-sud dans le Moyen Euphrate. Concernant la Palmyrène, on retrouve à la fois des chasses automnales et printanières même si les premières sont plus fréquentes à Qdeir 1 et l’inverse à El Kowm 2. En revanche, il est vrai que leur présence en hiver ou en plein cœur de l’été y est moins bien attestée. Ces gazelles passaient peut-être l’hiver plus au sud, selon le modèle de A. J. Legge et P. Rowley-Conwy, mais nous avons vu que des observations avaient été rapportées au XIXe siècle près d’Abu Hureyra (Cahun, s.d.) et que les gazelles étaient communes en hiver de l’autre côté du fleuve à Mureybet, depuis le Natoufien final jusqu’à la fin du PPNA. Cela pourrait donc tout simplement correspondre à des stratégies économiques, comme à El Kowm 2, ou au mode d’occupation temporaire des lieux pour Qdeir 1.

A. J. Legge et P. Rowley-Conwy (2000) n’évoquent pas de manière explicite des migrations pour les équidés, mais leur examen des dents lactéales suggère que ces animaux furent également abattus lors d’épisodes saisonniers. Là encore, les données ne sont malheureusement pas présentées dans leur étude et, outre le fait que l’échantillon est plus petit que celui des dents de gazelles, les seules précisions dont nous disposons sont les suivantes : « Onager milk teeth were also found either unworn or heavily worn, indicating that onagers were killed in the same manner as the gazelles, and also in the birth season » (op. cit., p. 437). Dans ce cas, si nous appliquons le même raisonnement que celui employé pour les gazelles par les auteurs, les équidés devaient être aussi migrateurs. Les informations sur la mobilité des équidés au Proche-Orient font défaut et on peut difficilement utiliser celles qui sont disponibles sur les zèbres de l’Afrique subsaharienne ou les hémiones d’Asie centrale qui vivent dans des contextes non comparables.

Comme nous venons de le voir, le modèle proposé par A. J. Legge et P. Rowley-Conwy (1987, 2000), qui prend uniquement pour point de départ l’étude archéozoologique d’Abu Hureyra, rencontre un certain nombre de points faibles. La question stimulante soulevée par ces auteurs sur la saisonnalité de la chasse préhistorique des gazelles autour de l’Euphrate doit désormais considérer les nouvelles données archéologiques, comme celles que nous avons obtenues pour les autres sites du Moyen Euphrate et les sites du PPNB final de la Palmyrène. S’il ne fait pas de doute que les gazelles et les équidés se déplaçaient selon les saisons à la recherche de bons pâturages ou de conditions climatiques plus supportables, l’hypothèse de grandes migrations entre la vallée de l’Euphrate et le nord de la Jordanie est loin d’être vérifiée. D’une part, les mouvements pouvaient être synchrones pour de petites populations locales mais vraisemblablement pas pour la population globale du Proche-Orient. D’autre part, les déplacements sur de très longues distances n’étaient pas impossibles mais devaient être exceptionnels et déclenchés par des situations de crise comme il en arrive parfois de nos jours après certaines années de grande sécheresse. Enfin, comme le soulignent A. H. Simmons et G. Ilany (1975), il est fort probable que les circuits n’étaient pas identiques d’une année sur l’autre. La concentration des animaux pendant de courtes périodes et dans des densités relativement élevées n’est pas uniquement le fait de la migration, et nous retiendrons ainsi que la dynamique saisonnière de la structure sociale des gazelles et de celle des équidés, entre dispersion et agrégation, a dû jouer un rôle important dans les stratégies de chasse des hommes préhistoriques.