Chasses communautaires par rabattage

Nous rejoignons en partie les suppositions de A. J. Legge et P. Rowley-Conwy (op. cit.) – et celles d’autres auteurs à propos des gazelles du Levant sud (e.g. Simmons et Ilany, 1977 ; Henry, 1989) – sur la pratique de la chasse par rabattage des herbivores de la steppe. En effet, les profils de mortalité des gazelles reflètent généralement la structure démographique d’une population vivante, composée d’une forte proportion de juvéniles et d’adultes de moins en moins en nombreux dans les classes les plus âgées, avec très souvent un déficit relatif des individus âgés de 1 à 2 ans. Il n’y a pas de chasse sélective d’une classe d’âge particulière. Nous avons interprété ces données comme le résultat d’un abattage de la totalité ou presque des troupeaux, et en particulier des hardes familiales. Concernant les équidés, les profils obtenus pour Mureybet correspondent également à une chasse tournées vers les groupes familiaux dans les phases IA à IIIA et peut-être élargie à toutes les unités sociales à la fin du PPNA (phase IIIB).

Selon J. C. Driver (1990, 1995), la chasse communautaire (ou sociale) est une forme de prédation de masse qui implique que plusieurs spécimens soient tués dans un même épisode, permettant ainsi d’obtenir des animaux en grand nombre. Ce n’est pas tant la taille du groupe qui importe mais la participation d’une proportion significative de la population d’un groupe local ou d’une communauté à cette activité. Les chasseurs s’organisent à travers des rassemblements temporaires de personnes qui coopèrent activement selon un plan et une logistique préparés à l’avance. D’après l’étude comparative réalisée par l’auteur à partir des documents ethnographiques, la chasse communautaire n’est pas réservée aux sociétés de chasseurs-cueilleurs et est aussi pratiquée par les agriculteurs. Elle n’est pas déterminée par un type donné d’environnement puisqu’elle est observée aussi bien dans les milieux ouverts que dans les régions forestières. L’une des caractéristiques principales de cette stratégie est qu’elle n’est pas employée de façon permanente toute l’année mais est confinée à une ou plusieurs saisons particulières. Selon nous, au regard de ces définitions et des résultats que nous ont fournis les analyses des assemblages archéologiques, les équidés et les gazelles exploités à Mureybet, Jerf el Ahmar et Dja’de el Mughara sont le fait de chasses communautaires.

Plus efficace que la chasse individuelle ou par petits groupes, la chasse communautaire est aussi plus coûteuse en termes d’énergie dépensée et de mobilisation sociale (ibid.). En effet, l’investissement qu’elle demande en efforts et en main d’œuvre entraîne la mise en suspens des autres activités pendant un période de temps limitée tandis que la chasse individuelles. Mais dans le même temps, elle diminue le temps de recherche en se focalisant sur des concentrations naturelles d’animaux liées à leur caractère grégaire ou à certains comportements saisonniers (migrations, rut, rassemblements autour de ressources localisées, etc.). Aussi, pour que cette chasse puisse être efficace, J. C. Driver (1990) souligne trois conditions qui doivent être remplies : la localisation de l’animal doit être prévisible, son comportement correspondre à certaines techniques de chasse, et sa condition physiologique satisfaire les objectifs de sa poursuite. Pour les gazelles, nous avons vu que les troupeaux les plus larges, en dehors des grands déplacements, se constituaient vraisemblablement en automne et en hiver (Martin, 2000), au moment de la reproduction et plus tard en fonction de l’accès et de la disponibilité des pâturages, tandis que toutes les unités sociales se trouveraient dispersées en été et jusqu’au début de l’automne. En outre, par rapport aux autres espèces de gazelles, D. L. Harrison et P. J. J. Bates (1991) notent que les gazelles à goitre (G. subgutturosa) présentent un comportement antagoniste particulier : elles se serrent ensemble comme le feraient des chèvres face à un danger extérieur. Cette attitude et la dynamique saisonnière de la structure sociale 144 des gazelles étaient certainement connues des chasseurs préhistoriques, comme leur prévisibilité, de telle sorte qu’ils ont pu en tirer parti en fonction de leurs techniques et de leurs stratégies de chasse. Pour ce qui touche à la condition physiologique des gazelles, les données sont moins claires. Comme chez la plupart des herbivores, les mâles sont très affaiblis par le rut en automne et en hiver, au point qu’une proportion d’entre eux meurent de malnutrition avant le retour du printemps (Martin, op. cit.), tandis que les femelles sont les plus fragilisées en été, au cours de et après la lactation. Cependant, même si les femelles semblent être plus nombreuses que les mâles dans les assemblages archéologiques (surtout à Jerf el Ahmar), nous doutons fort que ce paramètre soit à l’origine des chasses préférentielles automnales et hivernales. Comme le précise J. C. Driver (1990), l’état physiologique des animaux est surtout pris en compte chez les sociétés humaines vivant dans les hautes latitudes et pour lesquelles la graisse et la fourrure sont les produits les plus recherchés pour se prémunir du froid (e.g. Watanabe, 1972). Dans les régions de basses altitudes, ces produits sont indispensables mais n’ont pas la même importance. C’est ici le comportement social des animaux (i.e. la densité), que nous venons de présenter, ainsi que la planification des autres activités de subsistance qui déterminent la décision de chasser en communauté (Driver, op. cit.).

Ces conditions sont probablement analogues pour les équidés, même si nous manquons d’informations pour pouvoir le certifier. Du Natoufien final au PPNB ancien, vis-à-vis des gazelles et des équidés, on aurait donc à faire à des chasses organisées, de type communautaire et par rabattage des troupeaux, dès le début de la saison humide et prolongée jusqu’en hiver. Les épisodes printaniers (i.e. fin printemps et début été) sont plus difficiles à interpréter du fait que les activités y paraissent de moindre intensité par rapport à celles de la saison humide. Au PPNA (Mureybet, Jerf el Ahmar) et au PPNB ancien (Dja’de el Mughara), l’exploitation de ces animaux semblent s’interrompre à la fin de l’hiver et au début du printemps, en février et mars approximativement. C’est à ce moment que surviennent les premières grandes crues de l’Euphrate, nourries par les pluies hivernales, le maximum principal ayant lieu plus tard en avril-mai, suite à la fonte des neiges des massifs montagneux anatoliens (Geyer et Besançon, 1997). Ce phénomène cyclique naturel a sans doute constitué un événement majeur pour les populations animales mais aussi pour les communautés villageoises riveraines. Le rôle précis qu’il a pu jouer pour ces dernières est un point important que, malheureusement, nous ne pouvons raisonnablement traiter à partir du matériel archéologique. Cette suspension de la chasse au grand gibier correspond peut-être avant tout à des changements dans les comportements des animaux. Après les pluies hivernales et à l’approche de la période des mises bas, avec la renaissance du couvert végétal et l’élargissement conséquent de la disponibilité des ressources, il se peut que les animaux se dispersaient et devenaient alors plus difficiles à capturer. Pour le printemps et le début de l’été, nous pourrions envisager des chasses communautaires, comme l’ont supposé A. J. Legge et P. Rowley-Conwy (1987, 1991, 2000), du moins pour les équidés. Pour les gazelles, les indicateurs saisonniers sont surtout de très jeunes individus, âgés de moins de 3 mois. Peut-être faisaient-ils partie des groupes familiaux rabattus à cette époque de l’année, mais D. A. Blank (1998) affirme que les jeunes gazelles à goitre du Turkménistan sont maintenues par leurs mères à l’écart du gros des troupeaux pendant les premières semaines de leur vie. Par conséquent, ces chasses printanières ne sont pas faciles à interpréter. La capture des nouveau-nés n’est pas d’un grand apport alimentaire et des intérêts gustatifs ou des pratiques particulières entourant ce choix (loisir, sacrifices rituels, etc.) sont peut-être les motivations premières. Les mêmes stratégies que les chasses automnales et hivernales n’étaient-elles peut-être pas mises en œuvre à cette période. Nous serions plutôt enclin à y voir des chasses occasionnelles liées à la protection des champs de céréales, d’autant que la proportion des nouveau-nés capturés est plus élevée dans le PPNB ancien, lorsque les pratiques agricoles sont nettement plus ancrées dans le système de subsistance, et majoritaire dans le PPNB final à El Kowm 2, où l’agriculture est une composante capitale de l’économie villageoise.

Les chasses aux gazelles et aux équidés durant la saison humide avaient pour objectif de rassembler en un temps limité le plus grand nombre de têtes grâce à des stratégies coordonnées par un groupe suffisamment important de chasseurs et de rabatteurs. Bien évidemment, il est impossible de reconstituer avec exactitude les techniques utilisées, mais les témoignages ethnographiques sur ce type de pratiques sont bien documentés (Anell, 1969 ; Simmons et Ilany, 1977). A. J. Legge et P. Rowley-Conwy (1987, 2000) ont ainsi fait le rapprochement entre les « pièges à enclos » découverts en grand nombre dans les régions arides du Proche-Orient et la chasse préhistorique aux gazelles, en particulier pour appuyer leur hypothèse des grandes migrations périodiques de ces animaux. Ces structures, plus connues sous l’appellation anglaise de « kites » (« cerfs-volants ») au regard de leur forme générale, se composent de deux très longues enceintes (ou antennes) s’étendant souvent sur plusieurs centaines de mètres, constituées de bas murets de pierres, largement ouvertes à une extrémité et convergeant, à l’opposé, vers un enclos circulaire ou polygonale flanqué généralement de petites cellules en absides. Elles ont été découvertes en de multiples endroits dans les steppes de Jordanie et de Syrie et ont été signalées dès les années 30 grâce au début de la photographie aérienne (Poidebard, 1934). La fonction exacte de ces dispositifs est mal connue et fait encore polémique parmi les spécialistes car les vestiges sont très difficiles à dater. Les plus anciens dont la construction est clairement repérée dans le temps remontent au Chalcolithique et seraient associés à des activités pastorales (Echallier et Braemer, 1995). Pourtant, il est attesté qu’ils ont servi à capturer des hardes de gazelles dans le passé récent, i.e. à la fin du XIXe siècle et au début du XXe (Burckhardt, 1992 ; Musil, 1928). Voici ce qu’en dit de manière explicite A. Musil (1928a, p. 3-4) dans son journal daté du 3 octobre 1908, près de Dmejr (Qaryatein), au nord-est de Damas : « On all the hills we noticed heaps of stones (rjûm), apparently the débris of old watchtowers. Conspicuous in the lowland were numerous enclosures, fenced around by rough stone walls. Many of these measured several hundred meters in circumference, and the walls were up to two meters in height. The fellâhîn from Dmejr and the northern settlements catch gazelles in them. These enclosures, called mesajid or mesajed, are triangular with a single narrow entrance at their sharpest angle. The walls do not end at the entrance but extend to a distance of several hundred meters beyond, widening out gradually and becoming lower all the time. If a herd of gazelles is grazing somewhere near, the hunters begin to drive the animals cautiously towards the enclosure in order to get them into the widest opening of the walls first. When they succeed in this, the usual method is to frighten the beasts from behind ; this makes the frenzied game run right into the narrow opening, which the hunters quickly close. Then the hunters begin to throw missiles of all kinds at the trapped animals. The wail enclosing the base of the triangle is purposely made lower in some places, with deep pits dug on the outside. Frightened as the gazelles are, they invariably jump over the wall into the pits, where they break their necks or legs and become an easy prey to the hunters. In this cruel manner from fifty to sixty gazelles are often captured in half a day. » Dans un autre ouvrage, l’auteur décrit les mêmes faits avec une légère variante (Musil, 1928b, p. 26-27) 145 . L’usage de ces pièges pour la chasse aux gazelles durant les temps préhistoriques est soutenue par plusieurs auteurs (Meshel, 1974 ; Helms et Betts, 1987). Dans la région du Moyen Euphrate, les structures de cette nature n’ont pas été répertoriées et n’existent peut-être pas du tout si l’on suppose qu’elles étaient systématiquement construites en pierres. En réalité, comme le démontre l’étude ethnographique de B. Anell (1969), les chasses communautaires en milieu ouvert n’impliquent pas forcément l’emploi de la pierre. D’autres dispositifs comme des fanions en matières périssables (bois, branchages, peaux ou tissus) ou de nombreux participants (rabatteurs) disposés sur une rangée relativement espacée de plusieurs centaines de mètres, peuvent servir de « guides » pour conduire les animaux à l’emplacement désirée, comme l’illustrent les différentes techniques développées par diverses sociétés de chasseurs-cueilleurs d’Amérique du Nord (ibid.). Autrement, D. V. Campana et P. J. Crabtree (1990) ont suggéré l’emploi combiné de filets et du feu pour interpréter les chasses par rabattage des gazelles (G. gazella) pour le site khiamien de Salibiya I, dans le Levant sud. En Amérique du nord, les filets servaient à chasser les animaux de petite et moyenne taille comme les lièvres et les renards, mais aussi les cerfs comme chez les Miwok, les Nomlaki et autres tribus californiennes (Anell, op. cit.).

Nous ne disposons pas d’arguments directs pour appuyer cette hypothèse, mais il nous semble évident que des dispositifs du type « kite » ou tout autre piège extensif basé sur les mêmes principes ont été utilisés pour la chasse communautaire aux gazelles et aux équidés dans le Moyen Euphrate, à la veille de la domestication animale. L’évolution des profils de mortalité des équidés à Mureybet, à partir de la phase IIIB, indique peut-être que cette stratégie est mieux maîtrisée à cette période, soit d’un point de vue technique (amélioration des pièges), soit grâce à la mobilisation d’un plus grand nombre de participants, l’augmentation de la population villageoise aidant. Cependant, il se peut aussi que l’abattage d’un plus forte proportion de jeunes bêtes soit lié au souhait de conserver le maximum d’animaux pour la consommation et non plus de retenir parmi les troupeaux rabattus seulement quelques individus adultes pouvant fournir de la viande en quantité suffisante pour une petite communauté.

Notes
144.

« Given that gazelles do not fall into one social structure throughout the year, one might be able to predict site location and function in reference to areas known to be frequented by various groups of gazelles during specific seasons » (Simmons et Ilany, 1977, p. 273).

145.

« In al-Manâzer the gazelles are driven into extensive enclosures. A wall about one and a half meters high, shaped like a figure eight, is built of stone without mortar. The lower loop is only half finished. Where the two loops meet, a narrow opening, teniye (or zeyq), is left. At several places portions of the wall enclosing the upper loop are a little lower than the rest of the wall. At each of these places a hole two or three meters deep is dug outside the enclosure. The flock of gazelles is cautiously driven into the lower uncompleted loop. This is soon accomplished, because the two walls are about [p. 27] a thousand paces distant one from the other. The gazelles at first advance quietly, but later on, becoming scared, they run along the two walls and try to penetrate as rapidly as possible through the narrow opening into the upper and completely closed loop. As soon as they run through, the narrow opening is blocked up and a greyhound, sluke, attacks the gazelles. The frightened animals run round the wall, jump across it where it is lowest, and fall into the pits that have been dug outside. It is said that the gazelles even dream of the narrow opening, zejq, through which they rush to certain destruction. »