9.4 Calendrier cynégétique et calendrier agricole

Les divergences que nous avons observées dans l’exploitation des ressources animales entre les différentes périodes chrono-culturelles seraient peut-être dues en partie à des changements climatiques ou à des particularités environnementales locales, mais la proximité géographique de Mureybet, Cheikh Hassan, Jerf el Ahmar et Dja’de el Mughara, ainsi que la période relativement courte concernée (deux millénaires environ) suggèrent un faible impact de ces facteurs naturels. Nous y voyons surtout des changements économiques générés par tout un ensemble de facteurs socio-culturels interdépendants, comme la sédentarisation, la croissance démographique, le développement des pratiques agricoles et le rôle des surplus amassés grâce au stockage des denrées.

Dès le Khiamien et au cours du Mureybétien, dans le Moyen Euphrate, de nombreux éléments archéologiques indiquent un attachement de plus en plus important au lieu de résidence. A Mureybet et à Jerf el Ahmar, on assiste par exemple à un accroissement de la surface des niveaux d’occupation et à une modification in situ des modèles architecturaux, avec la diversification des structures et le passage du plan circulaire au plan rectangulaire (Cauvin, 1977 ; Stordeur, 1999 ; Stordeur et Abbès, 2002). L’investissement dans le domaine architecturale est important, à travers notamment l’existence de bâtiments communautaires, une organisation élaborée de l’espace villageois et des travaux collectifs de terrassements. La présence importante d’artefacts lourds, comme les objets de mouture, l’abondance du mobilier archéologique, sont autant de signes d’une longue et permanente occupation des lieux. Ces sociétés sont sédentaires, probablement depuis le Natoufien récent (Abu Hureyra ; Moore et al., 2000), grâce à un système de subsistance basé sur la collecte intensive et le stockage des céréales et des légumineuses, et le développement des pratiques agricoles au cours du PPNA. Soumise aux fluctuations et perturbations climatiques inter-annuelles et à l’imprévisibilité des récoltes, cette économie a pu fonctionner grâce à une gestion correcte des autres ressources alimentaires disponibles à certains moments de l’année. Comme dans la majorité des cas rapportés par les études ethnographiques (Driver, 1990), la chasse est organisée autour des activités agricoles, en ce sens que l’exploitation strictement saisonnière des ressources fondamentales (les céréales et les légumineuses) nécessite la planification de l’exploitation des autres ressources que sont les animaux sauvages. A ce titre, les équidés, les gazelles et le petit gibier jouaient un rôle important. La planification est une des caractéristiques principales des chasses communautaires dans les régions de basses latitudes (op. cit.) comme le Proche-Orient, et nous avons pu en effet constaté que les rythmes d’abattage du grand gibier steppique et l’exploitation des oiseaux étaient parfaitement articulés par rapport au calendrier agricole, depuis le Natoufien final, semble-t-il, jusqu’au PPNB ancien.

En résumé, après la période des moissons en mai-juin, le plein des réserves alimentaires ayant été effectué, l’été constituait une saison de repos, une morte-saison, pour les communautés villageoises de la vallée de l’Euphrate. Il n’est pas certain que la chasse était totalement suspendue, mais elle n’aurait été qu’occasionnelle. A partir du début de l’automne et en hiver, plusieurs activités se succédaient ou s’entremêlaient, parmi lesquelles l’organisation de chasses communautaires aux gazelles et aux équidés, la capture des oiseaux migrateurs et la cueillette automnale des fruits secs (amandes, pistaches). Chez les Indiens Pueblo, tels que les Navaho, des chasses communautaires étaient pratiquées en automne et en hiver après les grandes cueillettes (Driver, op. cit.), comme dans la préhistoire récente du Levant nord. Ici, après avoir culminé, la chasse au grand gibier s’interrompait ensuite momentanément à la fin de l’hiver ou au tout début du printemps en raison probablement de la dispersion des animaux dans la steppe, mais l’exploitation des oiseaux devait certainement se poursuivre. A la mi-printemps, les herbivores étaient de nouveau chassés mais avec une moindre envergure que durant la saison humide. Nous ne pouvons affirmer qu’il s’agissait de chasses communautaires car cette activité prenait place au moment de la récolte des céréales et des légumineuses, i.e. lorsqu’une grande partie de la population était déjà mobilisée pour d’autres tâches, capitales pour la réussite de la production agricole. J. C. Driver (op. cit.) cite ainsi le cas des Indiens horticulteurs des Grandes Plaines d’Amérique du Nord qui programmaient les chasses communautaires de manière à éviter les périodes d’intense activité dans les champs et les jardins. D’après l’apparente augmentation des animaux abattus au printemps au PPNA puis au PPNB ancien, nous pensons que cette chasse était de type opportuniste et se rattachait, du moins en partie, à des mesures de protection des cultures comme l’était probablement aussi la chasse préférentielle aux gangas. A partir de la saison des moissons, le cycle recommençait selon le calendrier économique que nous venons de décrire.

A l’exception de l’intensification des chasses printanières, ce schéma semble avoir peu varié au cours des périodes chrono-culturelles étudiées et les ressemblances sont très grandes entre les sites de la moyenne vallée de l’Euphrate. Le changement le plus significatif dans le domaine économique, hormis le développement de l’agriculture, est l’exploitation croissante des animaux fournissant la plus grande quantité de viande par individu, les équidés et les aurochs, au détriment

des gazelles et du petit gibier. Nous y voyons là une des conséquences majeure de l’augmentation démographique des communautés villageoises et de la demande alimentaire associée. Aussi, la stabilité du calendrier économique, par son ajustement efficace aux variations saisonnières de l’environnement et au mode de vie sédentaire (Testart, 1982), restait une garantie pour assurer une bonne gestion annuelle des denrées alimentaires, stockables ou non, en minimisant les risques de pénurie et en limitant les périodes de soudure. Si le stockage des céréales et des légumineuses est clairement attesté, celui de la viande ne l’est pas du tout du point de vue des indices archéologiques. Comme c’est généralement le cas (Driver, 1990, 195), les chasses communautaires avaient pour but de maximiser l’apport de nourriture, et l’abattage total ou partiel des troupeaux encerclés fournissait en peu de temps une grande quantité de produits carnés qui devaient être consommés assez rapidement, compte tenu des conditions climatiques de la région, ou préparés de façon adéquate pour la conservation à moyen ou long terme. Dans ce contexte, les divers procédés qui ont pu être utilisés pour le stockage de la viande sont le séchage, le fumage et/ou le salage. Seules les manières de découper la viande peuvent dans quelques situations laisser des marques sur les os (Diez Fernandez-Lomana et al., 1995), ce que notre examen des traces anthropiques sur les restes de mammifères et d’oiseaux n’a pu jusqu’à maintenant révéler. Cette absence de données n’exclut absolument pas la pratique du stockage de la viande, et nous pensons au contraire qu’elle était connue des sociétés préhistoriques du Moyen Euphrate. Sans être systématique, cette pratique avait certainement aussi une alternative : l’abondance du gibier rapporté au retour des grandes expéditions de chasses communautaires, souvent synonyme de festin chez de nombreux chasseurs-cueilleurs, pouvait donner l’occasion d’une consommation collective, fastueuse et étalée sur quelques jours seulement.

Enfin, les chasses communautaires ainsi que les pratiques agricoles et le stockage à grande échelle nécessitent un certain contrôle social pour diriger des activités hautement coopératives et coordonner le cycle économique annuel. On mesure encore mal les conséquences que l’émergence de l’agriculture et des tâches attenantes durant le Khiamien, puis de l’élevage des animaux d’embouche au cours du PPNB ancien, ont dû entraîner dans la distribution sociale des activités d’acquisition et la répartition du temps consacré à la collecte du petit et du grand gibiers.