10.3 Stabilité et flexibilité des systèmes économiques

Le système de subsistance à El Kowm 2 reposait sur les réserves de céréales constituées chaque année grâce à l’agriculture, sur la viande et le lait (stockable après transformation) fournis par le cheptel et sur les produits de la chasse et de la cueillette. A Qdeir 1, la gamme des ressources exploitées était similaire, à la différence que l’agriculture n’était peut-être pas au cœur des activités économiques. Dans le premier cas, il s’agit de fermiers-éleveurs tandis que, dans le second, les groupes seraient des pasteurs mobiles pratiquant l’agriculture à l’occasion. Dans les deux situations, le cheptel représente une forme de capital, au même titre que les champs, mais un capital ou stockage « sur pied » (Cribb, 1991). D’après G. Dahl et A. Hjort (1976), la tendance vers l’augmentation de la taille du troupeau est un trait fondamental de l’économie pastorale lorsque celle-ci forme la base de la subsistance. Cette orientation permet de compenser l’investissement en temps et en efforts consacré à l’élevage et de prévenir les risques de pertes des animaux causées par des épidémies, des prédateurs (ongulés sauvages, oiseaux, insectes), des voleurs ou des incidents météorologiques désastreux (Cribb, op. cit.). Dans les régions arides, ces derniers risques, bien que peu fréquents, sont potentiellement graves. Ainsi, dans la Palmyrène, des anciens voyageurs ont parfois observé des troupeaux totalement décimés après d’inhabituelles tombées de neige lors de certaines années (Cahun, s.d., p. 139 ; Musil, 1928a, p. 153, 176) 147 . A l’inverse, une trop forte sécheresse peut affecter sévèrement les troupeaux.

A El Kowm 2, l’étude des données disponibles ne montre aucun changement marqué dans l’exploitation du petit cheptel entre la base et le sommet des occupations PPNB. Une augmentation de la taille des troupeaux est difficile à percevoir archéologiquement, d’autant que ce phénomène n’est mesurable qu’à l’échelle d’une série d’années ou d’une génération d’éleveurs et par rapport à la taille de la communauté villageoise qui peut elle-même varier dans le temps. L’évolution de la fréquence des caprinés parmi les mammifères exploités, qui ne peut malheureusement être prise comme indice indirect, souligne seulement une sensible diminution de la part des animaux domestiques dans l’alimentation. Pour Qdeir 1, les données sont encore insuffisantes pour apprécier une dynamique dans la gestion du cheptel. Cependant, selon les secteurs et les niveaux d’occupation, de fortes variations ont été notées dans les proportions relatives entre les produits de la chasse et ceux de l’élevage, variations qui sont sans doute liées à la saisonnalité et à la nature des groupes de passage.

L’organisation temporelle des activités de subsistance dans des sociétés agricoles sédentaires pose des problèmes d’une toute autre nature que dans les sociétés à dominante pastorale et où la majeure partie de la population est mobile. D’après R. Cribb (1991), le système agricole apparaît comme un système stable qui tend à absorber les fluctuations de la productivité à travers la relative constance des besoins en terres, en main d’œuvre et en capital. A l’inverse, l’économie pastorale apparaît comme un système hautement instable où les besoins en pâturages et en main d’œuvre dépendent du maintien ou de l’expansion souhaitée des troupeaux.

A El Kowm 2, la succession et la concordance des différentes activités de subsistance dans l’année composent un calendrier relativement stable, voire rigide si l’on en juge par la récurrence des rythmes d’abattage des caprinés et des gazelles à travers toute la séquence stratigraphique. La régularité observée n’est pas sans rappeler celle que nous avons observée chez les premières communautés agricoles du Moyen Euphrate où la planification des activités cynégétiques par rapport aux activités agricoles semblait une condition nécessaire pour assurer un mode de vie sédentaire. Aussi, en dépit de contextes socio-culturel et environnemental très différents, nous retrouvons à El Kowm 2 des stratégies d’adaptation similaires en termes de principes, à savoir un ajustement précis et quasi immuable des périodes d’acquisition des ressources au cours d’une année, permettant, grâce au stockage notamment, de faire la soudure entre deux saisons d’abondance et de diversifier la nourriture. Pour résumer le cycle annuel que nous avons tenter de reconstituer, les gazelles étaient épisodiquement chassées en automne, au moment des semailles des céréales ; le début de l’hiver marquait la période de l’agnelage, selon l’hypothèse que nous avons retenue, et était l’occasion d’un abattage des caprinés à la fois pour la consommation et pour la gestion du cheptel à l’entrée de la saison froide ; au cours de l’hiver et au printemps, il est probable que les activités tournant autour de la production laitière battaient leur plein ; à la fin de la lactation, à la fin du printemps et au début de l’été, des caprinés étaient abattus ; dans le même temps, la communauté était mobilisée pour les moissons et la chasse s’exerçait de nouveau sur les gazelles ; enfin, l’été très chaud et sec qui caractérise le climat de la région était une saison peu propice aux grandes activités collectives et devait être une période de repos.

Cette interprétation basée sur les données archéologiques reste cependant en partie théorique. En effet, il nous est difficile de connaître la place exacte des pratiques pastorales dans la société villageoise. En principe, un tel système pourrait fonctionner sur un mode de mobilité logistique menée à partir d’une implantation permanente. Or, les activités pastorales pouvaient être confiées à certains groupes ou individus appartenant à la même population, selon une division sociale du travail (Cribb, 1991 ; D’Hont, 1994), et les bergers utilisaient peut-être des campements à différents moments de l’année pour exploiter au mieux les pâturages en fonction des fluctuations saisonnières de leur disponibilité. Aussi, l’absence de caprinés abattus en été et au début de l’automne dans les assemblages d’El Kowm 2 pourrait signifier qu’une partie de la population quittait le village avec les troupeaux pour passer les mois les plus chauds dans des secteurs plus favorables. Seule une étude de la distribution spatiale et saisonnière des occupations des multiples sites et stations datant du PPNB final dans la cuvette d’El Kowm et jusqu’aux abords de l’Euphrate permettrait de traiter cette question importante. En attendant, même si l’implantation d’El Kowm 2 est de toute évidence sédentaire d’après l’ensemble des indicateurs saisonniers recueillis, il est possible que la communauté entière ne le fût pas complètement.

Dans le cas de Qdeir 1, où la nature temporaire de la plupart des occupations est démontrée à partir de nombreux éléments archéologiques (Stordeur, 1993 ; Stordeur et Wattez, 1998) et notre étude de la saisonnalité, l’articulation entre les deux modes de subsistance, agricole et pastorale, se distingue de celle d’El Kowm 2 par sa flexibilité. Nous ne disposons pas, pour le moment, d’informations précises sur les rythmes de fréquentation de cette localité. D’après les périodes d’abattage des caprinés et des gazelles, le site était occupé de préférence au printemps et en automne. Nous avons trouvé également des indices attestant que les pasteurs pouvaient être présents en hiver. La relative rareté de ces indices n’indique pas forcément que les occupations hivernales étaient occasionnelles, elle pourrait simplement traduire le fait que les activités de subsistance étaient de faible intensité à cette période de l’année. Dans ce cas, des occupations de plus longue durée, s’étendant depuis le début de l’automne jusqu’au début de l’été, pourraient être envisagées. Toutefois, compte tenu de l’hétérogénéité des indicateurs saisonniers, en comparaison de ceux d’El Kowm 2, et malgré la récurrence apparente des épisodes printaniers et automnaux, il paraît vraisemblable que la séquence stratigraphique de Qdeir 1 rassemble des épisodes d’occupation très disparates en termes de timing et de durée.

Comme nous l’avons noté, la flexibilité est un des caractères dominants du nomadisme pastoral, à la fois dans le système économique et au niveau de la structure sociale (Ryder, 1983 ; Cribb, 1991). L’organisation temporelle des activités de subsistance est largement encadrée par le cycle saisonnier, notamment par rapport au cycle de vie du couvert végétal et à l’accès à l’eau. Dans le cadre d’un ensemble donné de pâturages et de voies de circulation, les modes de mobilité peuvent rester relativement stables pendant un certain temps. Cependant, les pasteurs mobiles prennent des décisions économiques en fonction des circonstances particulières comme les conditions climatiques locales, le calendrier agricole ou la situation politique, et les déplacements ne répondent pas toujours à une planification rigide ni les circuits à un itinéraire bien défini. Les groupes de pasteurs pouvaient donc se trouver à Qdeir à des périodes différentes selon les années, sachant néanmoins que les moments les plus propices du point de vue de la qualité des pâturages excluent la saison estivale. Cela correspondrait à des comportements opportunistes, imparfaitement prévisibles, qui sont des réponses à court terme à l’accès fluctuant des ressources, même si des stratégies économiques sur le long terme et fondées sur des principes éprouvés président à l’orientation générale. Il faut en effet garder à l’esprit que les campements nomades sont des unités très souples, fluides et instables qui s’inscrivent dans une société plus large occupant un vaste territoire (Cribb, 1991). D’autre part, l’alternance entre la combinaison agriculture/élevage et le pastoralisme seul est observée chez de nombreux pasteurs nomades (op. cit.). Comme le souligne O. Aurenche (1993, pp. 20-21) : « Dans un "système d’économie mixte agro-pastorale", la steppe est le lieu privilégié où l’élevage peut se pratiquer de manière à la fois extensive et intensive, sans nuire à, ou empiéter sur, des terres cultivées. On mesure combien, dès l’origine, la steppe est bien cette zone de contact et de transition où, en fonction de variations externes (climat) ou internes (choix économiques), les populations peuvent moduler cette activité, tantôt principale (élevage seul), tantôt complémentaire (élevage associé à l’agriculture). » Là encore, les options sont choisies à court terme, suivant les conditions climatiques du moment ou celles qui sont anticipées, et suivant les intérêts propres de la communauté. Ces diverses considérations montrent à quel point il serait improductif de proposer un modèle d’interprétation à partir de données fragmentaires provenant de multiples occupations temporaires qui ne peuvent être à présent clairement distinguées. Il serait ainsi nécessaire de rechercher systématiquement les traces sûres d’activités agricoles à Qdeir 1 (présence de plantes adventices, analyse tribologiques des lames de faucilles), de manière à distinguer les niveaux avec ou sans agriculture.

Notes
147.

Au début d’avril 1912, entre le Djebel Bishri et Resafa, i.e. près de la cuvette d’El Kowm, A. Musil (1928a, p. 176) en fit le récit suivant : « Rotting sheep were seen everywhere. We were told that in the first days of January snow fell all the way from al- Bishri to ar-Resâfa and remained on the ground forty-five days. The half-fellâhîn and swâja (breeders of goats and sheep) who did not take their flocks to the Euphrates in time lost all their property, it was said. The animals died of cold and hunger. […] On the hillsides were seen hundreds of dead sheep, and in the river bed of al-Gâjri carcases were piled high. In one bend of the channel we also saw among the sheep three dead mules and even the gnawed skeleton of a small child. We were told that toward the end of February the snow had melted so fast that the tents of the poor half-fellâhîn, who had sought shelter against the freezing north winds in the deep gullies, floated away with the first rush of melted snow. »