Chapitre I. La traduction des Quatrains d’Omar Xayyâm en France au XIXe siècle : J. B. Nicolas

I La traduction de Nicolas

A Présentation de la traduction

Les Quatrains d’Omar Xayyâm, au nombre de quatre cent soixante-quatre, ont été traduits en français et publiés en 1867 par J. B. Nicolas, Consul de France à Recht, ex-premier drogman de l’ambassade Française en Perse. La traduction en a été établie d’après le texte persan qui figure dans le livre de Nicolas ; l’original se trouve donc en face de la traduction ce qui permet au lecteur connaissant le persan de les comparer facilement.

Quelques années auparavant, l’Anglais Edward Fitzgerald avait publié une traduction de cent un quatrains de Xayyâm à partir du manuscrit dit « Bodleian Codex » datant de 1460 de notre ère et contenant cent cinquante-huit quatrains, qui se trouvait à la bibliothèque d’Oxford. Nicolas n’en faisant pas mention dans sa préface, et donc nous ne savons pas quel est le manuscrit original qu’il a utilisé. Cependant d’après Armand Robin 24 « lorsque J. B. Nicolas [...], publia [...] son recueil de Quatrains d’Omar Khayam, il se fondait sur un manuscrit comportant quatre cent soixante-quatre quatrains. Les orientalistes n’eurent aucune peine, vers la fin du XIXe siècle, à prouver qu’au moins une centaine de ces quatrains se trouvaient dans les manuscrits d’autres poètes persans. » La traduction de Nicolas est précédée d’une préface dans laquelle il est essentiellement fait mention d’une anecdote concernant le pacte passé par Xayyâm avec deux de ses camarades lorsqu’il était étudiant 25 . Nicolas insiste plus particulièrement sur l’existence de ses deux amis et en oublie quasiment Xayyâm. Nous n’avons aucune preuve de la véracité de ces histoires, Nicolas indique simplement que cela a été transmis « par les historiens persans 26  » sans pouvoir indiquer de sources précises sur sa vie et le nombre de ses poèmes. Il occulte un aspect très important de la vie de Xayyâm qui a été un astronome et un mathématicien célèbre 27  ; il n’en fait mention que dans une courte note de bas de page 28 .

Lors d’une lecture rapide de la traduction de Nicolas, nous nous apercevons que la forme du quatrain n’a pas été conservée : en effet la traduction est présentée en prose sans que nous ayons la moindre indication dans la préface sur la forme originale. Elle ne contient également aucune autre indication ni sur la méthode adoptée par le traducteur ni sur le sens de l’œuvre ni sur les problèmes rencontrés lors de la traduction, ni sur les raisons du choix de la prose. Cependant, malgré ce choix, dans la plupart des cas l’ordre des hémistiches a été respecté sauf dans certains quatrains comme le suivant dans lequel il a inversé le troisième et le deuxième hémistiche 29  :

‘ﻤﻴﻛﻦ ﻮﻴﺮﺍﻦ ﺮﻮﺰﻩ ﻮ ﻨﻤﺎﺰ ﺒﻧﻴﺎﺪ ﻤﻴﻛﻦ ﺮﻧﺪﺍﻦ ﺨﺪﻤﺖ ﺒﺘﻮﺍﻨﻲ ﺘﺎ  »
« ﻣﯿﻛﻦ ﺍﺤﺴﺎﻦ ﻮ ﻣﯿﺰﻦ ﺮﻩ ﻮ ﻣﯿﺨﻮﺮ ﻣﯽ ﺪﻮﺴﺖ ﺍﯼ ﺨﯿﺎﻢ ﺰ ﺮﺍﺴﺖ ﺴﺨﻦ ﺒﺸﻨﻮ ’ ‘« [1] Emploie tous les efforts à être agréable aux buveurs ; [3] suis les bons conseils de Khèyam. Ô ami ! [2] détruis les bases de la prière, celles du jeûne, [4] bois du vin, vole (si tu veux), mais fais le bien. »’

Nous pouvons supposer que le respect de la forme originale n’a pas été l’objectif principal du traducteur contraint au choix de la prose ; le vers libre n’avait pas encore cours en 1867.

Nous pouvons également remarquer que dans la traduction de la plupart des quatrains, le sens critique et le ton ironique ne figurent pas. Nous pouvons concevoir que ces deux éléments sont difficiles à rendre dans une autre langue lorsque s’ajoute la barrière de la culture. Mais nous pouvons regretter que le traducteur n’en ait pas fait mention dans sa préface même si, dans certaines notes de bas de page comme celle de la page 54, il précise : « Il raille [les mollahs] sur la croyance qu’ils professent que les jours de la semaine sont plus ou moins sacrés, selon qu’ils se nomment vendredi, samedi ou dimanche. Il semble leur demander s’ils prétendent que Dieu ne les a pas faits tous égaux, s’ils pensent que lorsqu’on boit du vin le vendredi, le péché est plus grand que lorsqu’on en boit le samedi ou le dimanche. Par cette ironie il veut leur insinuer qu’ils devraient plutôt s’occuper de la divinité et de ses mystères que de ces puérilités. » Cela n’est pas suffisant car seul le quatrain de cette page est concerné alors qu’une explication serait nécessaire pour la plupart des quatrains.

Nous pouvons enfin remarquer que lors de la lecture des quatrains, un problème se pose rapidement concernant leur sens. En nous limitant aux dix premiers quatrains, le lecteur peut lire dès le premier « A moi, joyeux buveurs, jeunes fous ! levez-vous, et venez remplir encore une coupe de vin », dans le deuxième quatrain on apprend par une note de bas de page que la femme à laquelle Xayyâm adresse des propos amoureux est en fait « la Divinité […] et non [...] sa maîtresse » ; nous retrouvons le thème du vin et de l’ivresse dans les quatrains numéro 3 et 5 à 10 avec pour seule explication : « [le vin] seul, en nous éloignant des soucis de ce monde, nous rapproche de la Divinité ». Ces deux thèmes ainsi sont déconcertants pour un lecteur français connaissant mal le soufisme et la culture persane ; le manque d’explications que nous venons de souligner dans la préface ainsi que des notes de bas de page très succinctes peuvent le décourager. C’est alors que la présence du texte persan se révèle utile à ceux qui connaissent cette langue en permettant de lever les ambiguïtés car comme nous l’avons déjà mentionné la traduction est relativement proche du texte original. On se demande pourquoi le poète parle toujours du vin et de la bien aimée. Pour la culture iranienne cela paraît normal vu le contexte dans lequel se trouvent ces mots mais les mêmes mots en français demandent une explication. Comme nous l’expliquerons dans la partie qui concerne l’évolution de la qasidé au qazal 30 , ce vocabulaire (le vin, la taverne, le bien-aimé, les traits du bien aimé), qui était employé pour décrire la beauté des personnages et exprimer l’amour, est resté pour désigner les notions abstraites (philosophie, religion...), avant l’emploi de termes moraux, philosophiques, mystiques.

Notes
24.

KhayamOmar, Rubayat, traduction d’Armand Robin. Paris, 1994, Poésie Gallimard.

25.

L’histoire de Xayyâm se rattache à celle de deux personnages: Abdol Qâsem et Hasan -e- sabâh. Ils concluent un jour un accord selon lequel celui qui parmi les trois fera fortune viendra en aide aux deux autres. Abdol Qâsem, ambitieux et avide de pouvoir, après avoir fait des études d’histoire devient un homme d’Etat connu. Il entre à la cour d’Alp-Arsalân, deuxième roi de la dynastie des saljuxid, « [devient] le secrétaire particulier [du] monarque, puis sous-secrétaire d’Etat et enfin premier ministre ». Il se montre un homme très habile et un très bon administrateur. C’est à ce moment là que les deux amis lui rappellent leur engagement. Xayyâm, sans aucune ambition politique, demande « la jouissance des revenus du village » où il était né pour pouvoir s’occuper de la poésie et de la philosophie des soufis. Hasan -e- sabâh demande une place à la cour où il s’attire la sympathie du roi. Plus tard il essaye de renverser son ami et de prendre sa place sous prétexte que le ministre néglige la rentrée des impôts mais Abdol Qâsem parvient à déjouer ses plans et Hasan-e-sabâh est obligé de se retirer de la cour. Après avoir vécu quelques temps en Syrie, à Ispahan et à Rey, il recrute des hommes de troupe, se réfugie sur la montagned’Alamout et forme le projet d’attaquer plus tard les hommes au pouvoir. C’est à ce moment là que le roi Alp-Arsalân meurt et que son fils Malek Šâh prend le pouvoir. Il ne confie pas comme son père le lui avait demandé l’administration du pays à l’ancien premier ministre qui est assassiné par un homme d’Hasan -e- sabâh. Hasan -e- sabâh continue ses combats sanglants contre ce nouveau roi et plus tard contre ceux qui le remplacent comme le sultan Sanjar et Toqrol 3 .

26.

Nicolas J. B. Les Quatrains de Khèyam (traduction). Paris, 1867, Imprimerie Impériale, p. II.

27.

Voir la biographie plus détaillée de Xayyâmdans l’appendice I, II, B.

28.

Les Quatrains de Khèyam, éd. cit., p. XIV, note 3.

29.

Ibid., Quatrain 327.

30.

Appendice I, III, B.