Les partisans de l’interprétation mystique, dont Nicolas, voient Xayyâm comme partageant les idées du soufisme, qui est un phénomène complexe né dans le monde arabo-musulman où interférèrent des faits religieux, sociaux et culturels.
Selon Monsieur Mohammad Amini 71 , le soufi tant qu’il n’est pas accompli est guidé par un maître spirituel pour entrer en contact avec Dieu. Lorsqu’il devient accompli, il reçoit Dieu dans son cœur. Il est familier avec Dieu et ce rapprochement lui permet d’être supérieur aux autres sur le plan spirituel et de devenir une partie de l’essence de Dieu. Le Soufi considère que Dieu est fort et éternel contrairement à lui, qui est faible et mortel, ce qui est dû au corps car l’âme est éternelle. Quand il est dans ce monde, s’il arrive à s’affranchir de la domination du corps [parfois avec l’aide du vin], il deviendra une âme à part entière. Le soufi voit Dieu partout et tout le temps, Dieu surveille ses actes et ses pensées en permanence, alors le soufi n’agit et ne pense jamais mal. « Le soufisme cherche la perfection. C’est l’amour, non la raison, qu’il rencontre sur cette voie. Il considère que désir et plaisir s’opposent, l’un faisant sortir de soi, l’autre repliant l’homme sur lui-même. C’est le désir qu’il travaille, en le lançant vers un Objet Absolu [...]
Au soufisme s’est posé le délicat problème de la relation entre l’amant et l’Aimé. Celui-ci est l’Autre, par rapport au moi, le tout autre, puisqu’il est absolu. Dans le discours, c’est « Lui » ; dans le dialogue, c’est « Toi ». La notion d’ « amour » interfère aussi bien au niveau humain qu’au niveau de la relation de la personne à son Dieu. Cette notion d’amour s’est tôt fixée sur le « pur amour » défini par L. Massignon comme un « amour chaste et discret jusqu’à la mort 72 . » Il exige que l’homme découvre son Dieu à travers l’ange annonciateur qu’est la personne qui fixe son amour 73 . »
Si nous nous penchons sur les notes de bas de page et la traduction, nous pouvons remarquer que nous y retrouvons les éléments du soufisme que nous venons de définir.
Dès le prologue Nicolas écrit à la page 13 : « Mais revenons à Khèyam, qui, resté étranger à toutes ces alternatives de guerres, d’intrigues et de révoltes dont cette époque fut si remplie, vivait tranquille dans son village natal, se livrant avec passion à l’étude de la philosophie des soufis entouré de nombreux amis, il cherchait avec eux dans le vin cette contemplation extatique que d’autres croient trouver dans des cris et hurlements poussés jusqu’à extinction de voix, comme des derviches hurleurs, etc. » Dans le quatrain 134 le traducteur intervient et explique le mot « ami » entre parenthèses :
‘« Tant que l’ami (Dieu) ne me versa pas de ce vin qui réjouit l’âme, tant que les cieux ne déposent pas sur ma tête et sur mes pieds cent baisers, on aura beau, lorsque le moment en sera venu, m’inviter à renoncer au vin, comment pourrais-je y renoncer, Dieu ne me l’ayant pas ordonné ? »’Dans le quatrain 381, «ﻋﺸﻖ ﺒﺎﺪﻩ » dans le quatrième hémistiche signifie « le vin de l’amour » :
‘« Nous avons violé tous les vœux que nous avions formés ; nous avons fermé sur nous la porte de la bonne et celle de la mauvaise renommée. Ne me blâmez point si vous me voyez commettre des actes d’insensé, (car, vous le voyez,) nous sommes ivres du vin de l’amour, ivres tous tant que nous sommes. »’Nicolas pense toujours au sens mystique.Dans le quatrain 233 :
‘« Aujourd’hui, nous sommes éperdus d’amour, nous sommes dans une agitation extrême, nous sommes ivres enfin, et, dans le temple des idoles, nous rendons au vin le culte qui lui est dû. Oui, aujourd’hui, entièrement séparés de notre être, nous aurons atteint le seuil du trône de l’éternité. »’Le traducteur explique clairement en note de bas de page que : « Khèyam est essentiellement symbolique et mystique. Ici, ce temple des idoles signifie la taverne où le poète, entouré de jeunes et belles personnes, qu’il compare à des idoles, s’élève par l’ivresse jusqu’à la contemplation infinie de la Divinité et se trouve ainsi dégagé de lui-même 74 . »
De même, dans la note de bas de page du quatrain 234 on lit : « Quant aux termes de tendresse [Ma bien-aimée (puisse sa vie durer aussi longtemps que mes chagrins !)] qui commencent ce quatrain, comme tant d’autres de ce recueil, nos lecteurs, habitués maintenant à l’étrangeté des expressions si souvent employées par Khèyam pour rendre ses pensées sur l’amour divin, et à la singularité de ses images trop orientales, d’une sensualité quelquefois révoltante, n’auront pas de peine à se persuader qu’il s’agit de la Divinité, bien que cette conviction soit vivement discutée par les moullahs musulmans et même par beaucoup de laïques, qui rougissent véritablement d’une pareille licence de leur compatriote à l’égard des choses spirituelles ». Nous pouvons également en trouver de nombreux autres exemples dans les notes de bas de page 75 .
L’emploi de ce vocabulaire peut paraître déroutant pour un occidental : « L’étranger est d’abord étonné et un peu scandalisé de la place que le vin occupe dans la poésie persane. Rien pourtant qui ressemble moins à nos vaudevilles et à nos chansons à boire. Les chansons à boire de l’Europe ne sont que des chansons d’ivrogne ; celles de la Perse sont un chant de révolte contre le Coran, contre les bigots, contre l’oppression de la nature et de la raison par la loi religieuse. L’homme qui boit est pour le poète le symbole de l’homme émancipé : pour le mystique, le vin est plus encore, c’est le symbole de l’ivresse divine 76 . »
Comme nous l’expliquerons dans la partie « Les genres de la poésie persane » concernant le qazal et le taqazzol 77 , certains mots ont conservé un sens double, ce qui peut être accepté par ceux qui ont eu accès à la poésie persane ancienne et ont vécu en Perse comme ce fut le cas de Nicolas.
Cependant cette interprétation mystique n’est pas aussi évidente qu’elle le paraît ; Nicolas aux pages 13 et 14 de son prologue ajoute : « les chroniqueurs persans racontent que Khèyam aimait surtout à s’entretenir et à boire avec ses amis, le soir au clair de la lune sur la terrasse de sa maison, assis sur un tapis, entouré de chanteurs et de musiciens, et avec un échanson qui, la coupe à la main, la présentait à tour de rôle aux joyeux convives réunis ». Cette scène nous donne l’image d’un débauché, image d’ailleurs très réductrice et qui ne rend pas compte du scientifique qu’était Xayyâm. A la lumière de ces considérations il peut paraître difficile d’admettre que les mots comme « le vin », « la bien aimée », « l’ami » aient pu avoir un autre sens. Ainsi les explications du traducteur au milieu de certains quatrains ou les notes de bas de pages sont contradictoires avec une partie du prologue. Dès le début de la traduction le lecteur peut donc être tenté d’interpréter ces mots dans leur sens premier.
[Comment lire Hâfez, avec en annexe un traité sur le mysticisme et le soufisme]. Téhéran, éditions Payâm, 1975, première édition, pp. 99, 100, 103, 104.
Massignon, Louis. La Passion de Husayn Ibn Mansur Hallaj. Paris, Gallimard, 1975. Tome 1, « La vie de Hallaj », p. 397.
Salivet de FouchécourCharles Henri. La description de la nature dans la poésie lyrique iranienne du XI e siècle = inventaires et analyses des thèmes. Paris, C. Klincksieck, 1969. Th. 3e cycle, Lett, Paris, 1966, pp. 56 à 66.
Note de bas de page numéro 2.
Q. 260 : « Khèyam, dans son extase, ne trouvant pas de termes assez vigoureux pour exprimer les flammes ardentes de son amour passionné pour la Divinité, se compare à un homme dévoré par une soif brûlante, et qui, paralysé de tous ses membres, ne peut se désaltérer dans le fleuve qui coule près de lui » ; Q. 284 :« Hommage à la Divinité, toujours sous forme de désirs sensuels » ; Q. 298 : « Ces expressions: Mes lèvres sont, etc. a d’autant plus de charme dans le texte que la coupe est l’idole du poète, c’est pour lui l’idéal de l’amour divin, c’est Dieu enfin » ; Q. 344 :« c’est-à-dire : la Divinité » au sujet de « ﻤﻌﺸﻮﻖ » qui a été traduit « maîtresse chérie » dans le quatrième hémistiche; Q. 367 : « Cette expression, une amie aux douces lèvres, à stature de fée, se rapporte à la Divinité en invitant son interlocuteur à ne point jeter sa vie au vent, à ne point se priver de vin, le poète veut le détacher des liens mondains, l’empêcher de perdre son temps en vains soupirs, afin qu’il puisse se livrer entièrement à la contemplation divine » ; Q. 371, note 1 : « Ceux qui pratiquent l’amour divin » et note 2 : « La coupe de l’amour de Dieu » ; Q. 432, note 1 : « « Boire du vin de la main des buveurs ou de l’éternité » c’est se conformer à la doctrine des soufis, qui, livrés à la contemplation extatique, oublient les impressions du monde extérieur; qui, tout entiers à la Divinité, dont l’amour est représenté par le vin, principe destructeur de toute peine, croient goûter la béatitude surnaturelle » ; Q. 438, note 4 : « Quatrain essentiellement mystique. La ravissante beauté au visage coloré du teint rose du rubis balai, c’est la Divinité. Le poète prie l’échanson de ne point réveiller dans son cœur, qui brûle de l’amour divin, les agitations de ce monde de néant [...] » ; Q. 447, note 2 : « Selon le poète, celui qui boit du vin, c’est-à-dire qui pratique l’amour divin, est affranchi de ces tracasseries du vulgaire. »
Darmesteter James. Les Origines de la Poésie Persane. Paris, Ernest Leroux, 1887, p. 63.
Appendice I, III, B.