B Xayyâm est un matérialiste

Ce problème de l’interprétation des quatrains s’est posé à d’autres écrivains français dont André Gide, ce qui comme nous l’avons déjà dit, a été étudié par Hassan Honarmandi dans le chapitre I de son ouvrage André Gide et la littérature persane où il montre que Gide s’est inspiré du Xayyâm matérialiste dans ses Nourritures Terrestres. Ceci est appuyé par une comparaison entre des extraits des deux ouvrages. Gide s’oppose donc à Nicolas et « se refuse à voir en Khayyâm un mystique 78 . »

André Gide s’est rallié à l’avis de Renan qui en 1868 décrivait Xayyâm comme « Mystique en apparence, débauché en réalité, hypocrite consommé mêlant le blasphème à l’hymne mystique, le rire à l’incrédulité 79 . » A cela il ajoutait : « Qu’un pareil livre puisse circuler librement dans un pays musulman, c’est là pour nous un sujet de surprise ; car, sûrement, aucune littérature européenne ne peut citer un ouvrage où, non seulement la religion positive, mais toute croyance morale soit niée avec une ironie si fine et si amère 80 . »

Nous pouvons comprendre pourquoi ces deux auteurs ont choisi l’interprétation matérialiste. A partir de 1850, suite à une prise de pouvoir de la bourgeoisie qui se confirme, le romantisme politique et littéraire n’a plus sa place et est remplacé par le positivisme. Ce système philosophique principalement illustré par Auguste Comte devient une religion proclamant sa foi dans le progrès et la science. A sa suite, Ernest Renan, ancien séminariste, devient un adepte du scientisme et substitue la foi dans la science à la foi en Dieu. Les scientifiques deviennent supérieurs aux politiques et aux bienfaiteurs de l’humanité. Les écrivains ont essayé d’appliquer des méthodes scientifiques à la littérature, notamment Zola avec le mouvement naturaliste. Xayyâm ayant été un scientifique 81 , il est possible que Renan l’ait assimilé à un scientifique du XIXe siècle se mêlant de littérature.

Nous pouvons penser que Nicolas, ayant vécu en Iran, possédait plus de recul vis-à-vis des nouveaux courants de pensée et n’a pas fixé toute son attention sur les travaux scientifiques de Xayyâm comme nous le prouve sa préface dans laquelle il n’en parle que très brièvement dans une note de bas de page 82 .

Notes
78.

André Gide et la littérature persane, éd. cit., p. 7.

79.

Journal Asiatique, juillet-août 1868, p.56.

80.

Ibid., p.57.

81.

Voir sa biographie : Appendice I, II, B.

82.

Les Quatrains de Khèyam, éd. cit., p. XIV, note n :°3.