Même si Nicolas a vécu en Iran et même s’il a pris parti pour une interprétation mystique, il n’a pourtant pas pu résoudre de façon définitive le problème de l’interprétation matérialiste ; ceci apparaît principalement dans le passage de la préface que nous avons déjà cité. La présence de ce véritable vin est contradictoire et nous pose un problème pour admettre que le mot « vin » dans les quatrains désigne la « Divinité » ou « Dieu », d’autant plus que Nicolas reconnaît que Xayyâm buvait du véritable vin avec excès pour « cherch[er] [...] cette contemplation extatique que d’autres croient trouver dans des cris et des hurlements poussés jusqu’à extinction de voix, comme les derviches hurleurs 83 . » Nicolas termine sa préface en rapportant les circonstances dans lesquelles deux quatrains furent rédigés : pendant une soirée où Xayyâm est en train de boire, le vent casse sa cruche. Très en colère, il s’adresse à Dieu :
« Tu as brisé ma cruche de vin, mon Dieu ! tu as ainsi fermé sur moi la porte de la joie, mon Dieu ! c’est moi qui bois, et c’est toi qui commets les désordres de l’ivresse ! Oh ! (puisse ma bouche se remplir de terre !) serais-tu ivre, mon Dieu ? ».
Après avoir prononcé ce blasphème, il voit dans une glace son visage devenu noir et croit à une punition divine ; il compose alors un autre poème dans lequel il met en cause « les peines futures, décrites dans le Coran, et prêchées si chaleureusement par les mollahs » :
‘«Quel est l’homme ici-bas qui n’a point commis de péché, dis ? Celui qui n’en aurait point commis, comment aurait-il vécu, dis ? Si, parce que je fais le mal, tu me punis par le mal, quelle est donc la différence qui existe entre toi et moi, dis ? »’A la lecture de ces deux quatrains il ne ferait aucun doute que Xayyâm est bien un matérialiste qui blasphème contre Dieu s’ils n’étaient pas suivis d’une explication de Nicolas qui vient à son secours : « les soufis considèrent cette doctrine [des peines futures], non-seulement comme le renversement de la leur, mais encore comme indigne de la miséricorde et de la clémence de la Divinité. » A la fin de la préface la citation de ces deux quatrains matérialistes suivie d’explications mystiques montre la complexité de Xayyâm et la difficulté que peut représenter l’interprétation de ses quatrains.
Dans l’article « Poésie persane 84 » publié en 1867, Théophile Gautier fait un compte rendu de la préface de Nicolas et admet dans un premier temps que Xayyâm ait été un soufi puisqu’il parle des « vers du soufi Kèyam 85 » ; toutefois Gautier a un avis critique sur le sujet : « Mais si Kèyam s’abandonne à l’ivresse dans le but de se rapprocher de la Divinité, il a parfois, il faut en convenir, le vin impie 86 ... » A la fin de son article, il cite en conclusion un quatrain de Xayyâm résumant l’analyse qu’il fait du poète persan : « Si je suis ivre de vin vieux ; eh bien ! je le suis. Si je suis infidèle, guèbre ou idolâtre ; eh bien ! je le suis. Chaque groupe d’individus s’est formé une idée sur mon compte. Mais qu’importe ? je m’appartiens et je suis ce que je suis ! » Ceci rejoint l’avis de Z. Safâ qui considère que « l’œuvre de Xayyâm se définit suffisamment par elle-même 87 . »
Il s’agit à la fois d’un problème complexe et intéressant qui a continué à préoccuper des lecteurs de Xayyâm comme Salet, astronome du XXe siècle, qui proposa une réponse en classant les quatrains en neuf catégories correspondant à différentes étapes de la vie de Xayyâm 88 .
Page XIII de la préface.
Théophile Gautier. Œuvres complètes, tome II, L’orient, Tableaux à la plume. Genève, Slatkine Reprints, 1978, réimpression de l’édition Charpentier, 1877 pour L’Orient, 2 volumes.
Ibid. p. 67.
Ibid. p. 63.
Anthologie de la poésie persane, éd. cit., p. 137.
Javâd Hadidi. De Sa’di à Aragon. Téhéran, Editions internationales Alhoda, 1999, pp. 415-416.
1. Le poète et Dieu. Khayyam jeune croyait certainement en Dieu. Beaucoup de ses quatrains en témoignent.
2. L’amour et son symbolisme. L’amour décrit dans les quatrains est bien l’amour charnel. Aucune interprétation mystique ne paraît plausible.
3. Religions et religions. Pour Khayyam poète et penseur, « temple, église, synagogue et mosquée », tout était semblable.
4. Le Kalam et la Table du destin : Table sur laquelle, selon les croyances musulmanes, le destin de tous les hommes est écrit. (« Kalam » veut dire « la plume »). A une période de sa vie, Khayyam était fataliste. Les quatrains qui en répondent sont nombreux.
5. Le pessimisme de Khayyam. « Notre poète est certainement arrivé, au moins à un moment de sa vie, à un pessimisme noir, à un véritable nihilisme. »
6. La coupe de la création. Très vite il s’oriente vers le déterminisme scientiste : « Il a une conception très vive, et bien étonnante pour son époque, du mouvement perpétuel de la vie, de l’éternité de la matière. »
7. La roue des cieux. Les astres et les étoiles sont aussi impuissants à changer leur destin que l’homme le sien. Il est donc inutile de chercher dans leur marche l’horoscope des gens.
8. Le vin de l’Echanson éternel. Le vin de Khayyam est le vrai jus de raisin, et on ne peut aucunement le justifier d’une autre manière.
9. Le panthéisme des soufis. Khayyam n’était pas un soufi mais il croyait à une sorte de panthéisme à la manière de Spinoza.