A Le poème XIII, « Le Derviche »

Le Golestân de Sa’di est un ouvrage composé de huit chapitres dont la structure dominante est le hékâyat (anecdote, récit). Cet ouvrage de Sa’di est une peinture du monde tel qu’il est contrairement au Bustân. Les comportements humains y sont dépeints comme ils sont et non comme ils devraient être. Les défauts et les qualités présents dans la société humaine sont décrits avec une grande maîtrise ; les conflits et les contradictions entre les idéologies, les différents points de vue, les attachements et les désirs des diverses classes sociales sont analysés en détail et présentés sous la forme d’anecdotes captivantes 98 . Le chapitre I est consacré aux « Rois » et le chapitre II est consacré aux « Mœurs des derviches », ce qui montre l’importance de ces deux thèmes chez Sa’di. Voici une anecdote du chapitre « Des Rois » qui met en scène une conversation entre le vizir d’un roi et un derviche :

‘« Un derviche, qui n’avait que du mépris pour les plaisirs et les vanités du monde, s’était assis au coin d’un camp. Le roi, par hasard, vint à y passer. Le derviche, livré entièrement à la contemplation, ne leva seulement pas la tête, et ne rendit au prince aucun hommage. La colère s’allume facilement dans le cœur des rois. Indigné de cette indifférence, il dit : « Cette race d’hommes couverts de haillons est absolument semblable aux bêtes. »
Le vizir s’approcha alors du derviche et lui dit : « Le roi de la terre vient de passer à côté de toi. Pourquoi ne l’as-tu pas salué, et donné l’exemple du respect que les lois et la justice demandent ?
- Dites au roi, répondit le derviche, qu’on ne doit attendre d’hommages que de ceux qui attendent nos bienfaits. Sachez encore que les princes sont plus établis pour garder leurs sujets, que les sujets pour obéir aux princes. Le berger est pour le troupeau, et non le troupeau pour le berger. Le roi est le protecteur du pauvre, et doit répondre du bonheur de ceux qui lui sont confiés. Il est aujourd’hui dans tout l’appareil des grandeurs, demain il sera accablé de douleur et de tristesse. Encore quelques jours, et la terre le dévorera comme le moindre de ses sujets. Qui pourra les distinguer, quand ils auront été frappés par la main du sort ? Ouvrez les tombeaux du roi et du sujet, leur poussière n’est-elle pas la même ? »
Ces paroles pénétrèrent jusqu’au cœur du roi qui, s’approchant du derviche :
« Demande-moi, dit-il, ce que tu voudras, et sois sûr de l’obtenir 99 … »’

Le poème « Le Derviche » des Orientales reprend cette fable de Sa’di. Chez les deux poètes, le roi a été offensé par le derviche et dans les deux cas, le derviche donne des conseils au roi. Ils sont efficaces puisque, dans « Le Derviche » comme chez Sa’di, le roi se rend compte de ses erreurs et décide de récompenser le derviche :

‘« Ali sous sa pelisse avait un cimeterre,
Un tromblon tout chargé, s’ouvrant comme un cratère,
Trois longs pistolets, un poignard ;
Il écouta le prêtre et lui laissa tout dire,
Pencha son front rêveur, puis avec un sourire
Donna sa pelisse au vieillard 100 . » ’

Quant au contenu de son poème, Hugo, comme Sa’di, évoque le bref séjour du roi sur la terre et sa mort malgré sa fortune :

‘« Mais ton jour vient. Il faut, dans Janina qui tombe,
Que sous tes pas enfin croule et s’ouvre la tombe ;
Dieu te garde un carcan de fer
Sous l’arbre du segjin chargé d’âmes impies
Qui sur ses rameaux noirs frissonnent accroupies,
Dans la nuit du septième enfer !
[…] Ceci t’arrivera, sans que ta forteresse
Ou ta flotte te puisse aider dans ta détresse
De sa rame ou de son canon 101 … » ’

Comme Sa’di, Hugo dénonce la tyrannie des rois : 

‘« Ton âme fuira nue ; au livre de tes crimes
Un démon te lira les noms de tes victimes ;
Tu les verras autour de toi,
Ces spectres, teints du sang qui n’est plus dans leurs veines,
Se presser, plus nombreux que les paroles vaines
Que balbutiera ton effroi ! » 102  ’

Le mot « Padischah » qui désigne l’empereur des Turcs est un mot d’origine persane. Dans ce poème, Hugo fait référence à Ali Pacha dont le comportement est loin d’être authentique. « Dans l’édition critique des Orientales, E. Barineau remarqu[e] que « Hugo n’a pas du tout saisi ici le caractère et la manière d’Ali Pacha… Ces vers laissent supposer chez Ali une manière calme qui vient de la grandeur d’âme, tandis que le vrai Ali recevait généralement de telles menaces avec émotion, quelques fois avec terreur 103 . » Ces caractéristiques d’Ali Pacha ressemblent plutôt à celles des rois souhaitées par Sa’di à travers les différentes anecdotes du chapitre I du Jardin des roses comme celle que nous venons de comparer avec « Le Derviche ».

Le roi dont il est question dans « Le Derviche » a été traité de « chien » par le derviche. Ailleurs, dans le « Cri de guerre du Mufti 104  », les ennemis ont été comparés aux « chiens [qui] mordent les pieds du lion » : 

‘« En guerre les guerriers ! Mahomet ! Mahomet !
Les chiens mordent les pieds du lion qui dormait,
Ils relèvent leur tête infâme. » ’

Pour le Mufti, le lion désigne l’armée turque et les chiens désignent les ennemis. Le chien est l’animal impur dans la religion musulmane. En effet « l’Islam fait du chien l’image de ce que la création comporte de plus vil. Selon Shabestrî, s’attacher au monde, c’est s’identifier au chien mangeur de cadavres ; le chien est le symbole de l’avidité, de la gloutonnerie ; la coexistence du chien et de l’ange est impossible 105 . » Au contraire, le lion est le « symbole solaire et lumineux à l’extrême, le lion roi des animaux est chargé des qualités et défauts inhérents à son rang. […] il est l’incarnation même du Pouvoir, de la Sagesse [et] de la Justice […] Ali, gendre de Mohammad, magnifié par les chi’ites, est le lion d’Allah 106 … » Le lion, considéré comme l’incarnation du Pouvoir, de la Sagesse et de la Justice est confirmé dans la note 2 de la page 528 des Œuvres Complètes 107 de Victor Hugo : « Le « lion » évoqué ici forme une antithèse foncièrement hugolienne avec le « tigre » […] Pour Hugo, le lion (sans attendre celui d’Androclès !) représente la noblesse et la générosité dans le courage […] »

Ce procédé qui vise à utiliser les animaux pour parler des êtres humains est connu chez les poètes persans et chez tous les peuples de la terre. Ainsi Sa’di évoque dans Le Jardin des roses que « de l’aveu de tout le monde, la plus excellente des créatures est l’homme, et la plus vile est le chien 108 . » Ailleurs il affirme que « le lion ne mange pas les restes du chien, et aime mieux mourir de faim dans son antre 109 . » Dans l’introduction du Jardin des roses, Sa’di, comme dans « Mufti », compare l’armée turque aux « lions affamés qui ne respirent que le carnage 110 . »

Notes
98.

Des explications plus complètes sur Le Jardin des roses se trouvent dans l’appendice I, II, D.

99.

Sa’di. Le Jardin des roses, traduit du persan par J. Gaudin. Paris-Genève, Editions Slatkine, 1995, pp. 77 à 79.

100.

Les Orientales, Les Feuilles d’automne, éd. cit., p. 89.

101.

Ibid., p. 88.

102.

Ibid.

103.

Œuvres Complètes de Victor Hugo, éd. cit., p. 492.

104.

Les Orientales, Les Feuilles d’automne, éd. cit., p. 70.

105.

Chevalier Jean et Gheerbrant Alain. Dictionnaire des Symboles. Paris, Robert Laffont/Jupiter, 1982, p. 243.

106.

Ibid., p. 575.

107.

Œuvres Complètes de Victor Hugo, éd. cit., « Cri de guerre de Mufti ».

108.

Le Jardin des roses, éd. cit., p. 276.

109.

Ibid., p. 141.

110.

Ibid., p. 19.