Si, dans Les Orientales, Hugo cite quelques extraits de poèmes persans en exergue à certains de ses poèmes et nous laisse sur la piste d’une possible inspiration persane, nous ne trouvons aucun passage emprunté à ces poètes dans La Légende des Siècles. Seulement dans le poème « Le roi de Perse », les noms de Sa’di et Hâfez sont cités :
‘« Et j’ai mon fils que j’aime, et c’est pourquoi je chante,D’ailleurs, nous nous demandons pourquoi Hugo a cité Hâfez avant Sa’di. En effet, Sa’di est né avant Hâfez 132 . Cela tient peut-être aux obligations de la rime.
Plus loin, dans le poème XXXVIII, Hugo consacre une page à Ferdowsi :
‘« Autrefois, j’ai connu Ferdousi dans Mysore.Quelques noms utilisés par Ferdowsi dans Le Livre des Rois ont été repris par Hugo dans La Légende des Siècles comme Dive, Chosroès et Gour dans les extraits suivants :
‘« Baal pour le construire a donné ses solivesGour, cité dans le poème « Zim-zimi 138 » est bien Bahrâm Gour, un chevalier légendaire dans la poésie persane. Il a été plusieurs fois mentionné par Ferdowsi dans Le Livre des Rois. Celui-ci raconte qu’« après trois règnes sans histoire, Yazdeguerd monte sur le trône. Il a pour fils Bahrâm Gour, dont il confie l’éducation au roi arabe Monzer. Bahrâm devient un chevalier sans pareil, si habile chasseur qu’il transforme une gazelle mâle en femelle en lui enlevant ses cornes à coups de flèches, et une femelle en mâle en lui plantant deux flèches sur la tête. Yazdeguerd, qui exerce le pouvoir avec une excessive sévérité, est tué par un cheval blanc surgi miraculeusement des eaux. Les Iraniens ne veulent pas pour roi du fils d’un tyran. Bahrâm propose que la couronne revienne à celui qui osera la saisir entre deux lions féroces. Il accomplit l’exploit.
L’histoire du règne de Bahrâm Gour est une suite d’aventures romanesques, cynégétiques et galantes. Il est vainqueur du Khâghân de la Chine 139 … »
Chosroês Ier ou Kasrâ Nuširavân est le modèle du roi juste et sage. Son règne est raconté en détail par Ferdowsi dans Le Livre des Rois. Il réorganise l’empire. C’est sous le règne de Chosroês que l’on apporte de l’Inde le livre de fables intitulé Kalila et Dimna.
Les dives, mentionnés à plusieurs reprises par Ferdowsi pour désigner le mal ont été repris par Hugo dans La Légende des Siècles. Dans le dictionnaire persan, nous trouvons la définition suivante concernant ce mot : « un être imaginaire, grand, corpulent, laid et effrayant avec deux cornes et une queue qui est de la race de Satan 140 . » Le « dive » est considéré comme l’ennemi dans Le livre des Rois : « Tahmouras instruisit les hommes dans l’art de filer et de tisser des tapis. Il domestiqua les animaux. Il terrassa les divs et chevaucha Ahriman comme un coursier 141 . » Cet ennemi -lorsqu’il n’est pas visible- agit contrairement à la sagesse et il tente en permanence de dévier l’être humain du droit chemin. Rostam s’adresse à Esfendiâr en ces termes : « Tu acceptes donc tous les conseils du Div, tu refuses d’écouter la voix de la sagesse 142 . » Le dive représente la laideur à tel point que cela provoque la honte et la malédiction : « […] cet enfant qui ressemble à la race d’Ahriman, avec ses yeux noirs et ses cheveux semblables au lys. Quand les grands viendront et me questionneront sur son compte, que diront-ils de cet enfant de mauvais augure ? Que dirai-je de cet enfant de div ? Dirai-je que c’est un léopard à deux couleurs, ou un péri ? Les grands de l’Empire riront de moi en public et en secret. Je quitterai de honte l’Iran, je donnerai ma malédiction à ce pays 143 . »
Nous ne trouvons pas uniquement la présence des dives dans Le Livre des Rois, ils sont cités également par Jâmi dans Le Medjnoun et Leila 144 et Sa’di dans Le Bustân.Dans Essai sur le poète Sa’di, à la page 235, Henri Massé évoque les dives : « Enfin, les survivances religieuses : la croyance aux dîves, antiques démons de l’Iran, réapparaît à plusieurs reprises, et très nettement, dans le Boustan 145 …»
Dans La Légende des Siècles, une fois seulement le mot « dive » a été utilisé par Hugo 146 . Ce mot se trouve dans un contexte où il est question de représenter le mal :
‘« […] On voit, dans le Paris de Philippe le Bel,Compte tenu de ces explications, il nous semble que la signification du mot « Dive » serait plus proche du sens utilisé dans la poésie persane en particulier chez Ferdowsi que du sens de « divinité » en latin.
Ispahan, longtemps la capitale de Perse est citée plusieurs fois par Hugo dans son recueil :
‘« Le roi de Perse habite, inquiet, redouté,Cyrus et Cambyse, les rois légendaires persans ont également été évoqués par Hugo :
‘« Leur prince était Arthane, homme de renommée,Pour Hugo, Cyrus, Cambyse et Ispahan sont considérés comme des mythes. Cyrus II le Grand, fondateur de l’Empire achéménide, substitua à l’Empire mède, un Empire perse, mieux organisé et plus puissant, se concilia les populations soumises par Babylone en leur restituant leurs divinités et mit fin à la captivité des Juifs. Cambyse II, fils et successeurs de Cyrus II le Grand conquit l’Egypte. Ispahan, fut surnommée « la Moitié du monde » grâce au plan d’urbanisme conçu par Abbas 1er le Grand au XVIe siècle. Elle comptait plusieurs palais, mosquées et cathédrales.
« La Péri » citée dans le poème « Ils soupent 162 » est d’origine persane et est employé par les poètes persans y compris Ferdowsi pour désigner la beauté et la fascination qu’il peut provoquer chez l’être humain : « Le roi alla vers le jardin de roses et s’approchades jeunes filles de Kaboul, et ces idoles de Tarâz aux visages de péri, aux joues de rose, s’avancèrent et se prosternèrent devant lui 163 . » Plus loin : « La belle au visage de péri écouta les paroles du prince 164 … » Ailleurs : « Ne veux-tu pas me dire quel est ton désir, toi sur le visage de qui brille la beauté des péris 165 ? »
Chez Hugo, « Péri » est également employé afin de flatter la bien aimée pour sa beauté :
‘« Et bien ! autant l’étoile éclipse le sequin,En dépit de leur beauté captivante, les elfes et les péris ne peuvent égaler celle de la bien aimée. Comme nous l’expliquerons dans notre étude sur Gide, ce procédé d’infériorisation des êtres inanimés ou des êtres imaginaires en tant que symboles, pour flatter et mettre en valeur l’être aimé est assez courant dans la poésie persane. Dans l’extrait suivant du poème intitulé « Epiphanie » du recueil d’Hâfez, comme dans La Légende des Siècles, la Péri est déclarée inférieure à l’être aimé :
‘« Au lieu de ton épiphanie,Comme nous l’avons signalé dans la partie sur les Orientales, souvent, lorsqu’il s’agit d’évoquer les poètes persans, il y a les éléments naturels suivants : le jardin qui est un symbole du Paradis terrestre, la rose, des beaux jeunes garçons, l’amour, les thèmes moraux qu’inspirent l’exemple des sages, les oiseaux, le vin, le roi, etc. Dans le poème « Le Roi de Perse 168 » où les noms de Sa’di et de Hâfez sont cités, nous avons également « le jardin », « la rose », la présence d’« un beau jeune homme » et « l’amour » entre le père et le fils. Le thème moral qui ressort dans ce poème est le bonheur sans richesse ni puissance. Le roi décide d’aller songer hors de son jardin car il ne s’y trouve pas en sécurité. Il rencontre alors dans la plaine un vieillard heureux avec son enfant qui l’aimait malgré son extrême pauvreté. Le vieillard habitait « un toit de jonc sous la roche penchante » alors que le roi habitait dans un paradis terrestre. Le premier était heureux dans une extrême pauvreté et l’autre -puissant et riche- était malheureux. Le roi enviait cette liberté, cette sécurité, cette sincérité d’amour et d’entente entre ce jeune homme et son père.
L’ensemble de ce développement infirme les propos de Petitbon René : « le Schah Nameh, l’épopée persane traduite par Mohl, si riche en visages de héros, en faits d’armes prodigieux, en scènes d’amour héroïques et courtoises n’a inspiré aucun vers de Hugo… » Comme nous avons pu le constater, Le Livre des Rois inspire La Légende des Siècles même si cela peut paraître minime par rapport à l’ensemble du recueil. Cette inspiration n’est pas inimaginable étant donné la vogue du Livre des Rois en France et en Europe à cette époque après de nombreuses traductions de celui-ci dans plusieurs langues 169 . A la date de la parution de la première série de La Légende des Siècles, 1859, les tomes I, II, III et IV du livre des Rois avaient été traduits en français par Jules Mohl.
Hugo Victor. La Légende des Siècles, chronologie et introduction par Léon Cellier. Paris, Garnier Flammarion, 1979, 2 tomes, p. 182 du premier tome.
Pour plus de renseignements concernant leurs biographies, voir l’appendice I, II, D et E.
La Légende des Siècles, éd. cit., tome II, p. 151.
Ibid., tome I, p. 186.
Ibid., p. 357.
Ibid., p. 208.
Ibid., pp. 359 et 360.
Ibid., p. 357.
Le Livre des Rois, éd. cit., p. 291.
Mo’inMohammad. [Dictionnaire de la langue persane]. Téhéran, Sepehr, 1996, neuvième édition, deuxième tome, p. 1598.
Le Livre des Rois, éd. cit., p. 33.
Ibid., p. 277.
Ibid., pp. 38 et 39.
Jâmi, Abdol Rahmân Dašti. Medjnoun et Leila, poème traduit du persan de Djamy par Antoine-Léonard Chezy. Paris, de l’Imprimerie de Valade, 1807, « L’amour de Keïs est su de sa tribu », p. 64.
Henri Massé cite également les passages suivants du Bustân où se trouvent le mot « dive » : « Quand un dîve s’est échappé de sa prison, aucune adjuration ne peut l’y ramener » (p. 280) ; « Les ordres que te dicte un dîve repoussant. » (p. 357) Il rajoute que d’autres passages utilisent les dîves comme simple élément de comparaison : « Il a la laideur du dîve » (p. 301) ; « C’est un dîve qui fuit le genre humain » (p. 305). Il continue qu’ailleurs, au dîve, se joint la péri : « La femme laide comme un dîve, mais bonne, l’emporte sur celle qui, aux attraits de la péri, joint un caractère infernal. »
« Pour les idées », tome I, pp. 185 et 186.
Tome I, éd. cit., p. 182.
Ibid., p. 329.
Ibid., p. 353.
Ibid., p. 371.
Ibid., p. 144.
Ibid., p. 265.
Ibid., p. 273.
Ibid., p. 286.
Ibid., p. 357.
Ibid.
Ibid., p. 397.
Ibid., p. 449.
Tome II, éd., cit., p. 27.
Ibid., p. 107.
Ibid., p. 295.
Ibid., p. 339.
Le Livre des Rois, éd. cit., pp. 51 et 52.
Ibid., p. 55.
Ibid., p. 126.
La Légende des Siècles, éd. cit., tome I, p. 339.
L'amour, l'amant, l'aimé, Hâfez Širâzi Šams Eddin Mohammad.Cent ballades du Divân choisies, traduites du persan et présentées par Vincent Mansur Monteil en collaboration avec Akbar Tajvidi. Paris, Sindbad/ Unesco, 1989, p. 269.
La Légende des Siècles, éd. cit.,tome I, p. 182.
Voir la liste des traductions dans l’appendice I, I.