III La Fin de Satan

Evelynn Blever, dans une note au sujet du projet de Nemrod signale que : « La source principale d’Hugo pour ce projet sombre fut sans doute La Chronique de Tabari, dont la version persane de Belami, datant de l’an 963, fut traduite en français en 1836 par Louis Dubeux. Ce récit fournit à Hugo le retrait (l’ « exode ») de Nemrod ; le navire volant à deux trappes, l’une vers le ciel, l’autre vers la terre ; les quatre piques aux quatre angles de la cage, portant des morceaux de chair ; les quatre grands oiseaux pour tirer le vaisseau ; la suite de questions que pose Nemrod au vizir, qui constate la description progressive de la Terre ; enfin le renvoi de flèches teintes de sang.

Les différences chez Hugo sont mineures, et le grand travail d’adaptation porte sur la nature de Nemrod. Le personnage de Belami est humain ; celui de Hugo est de la lignée de deux figures mythologiques, Satan et Titan 170 … »

La Chronique de Tabari est un livre écrit à l’origine en arabe par Mohammad-Ebn-Jarir-Makni, surnommé Tabari. Depuis l’an 352 de l’Hégire, Abu Ali Mohammad-Ebn-Mohammad-Ebn-Abdollâh, surnommé Bal’ami, ministre de Mansur-Ebn Nuh Sâmâni, sur l’ordre de ce dernier, se charge de la traduction de ce livre de l’arabe en persan.

En France, hormis la traduction de Louis Dubeux, une autre traduction de La Chronique de Tabari par Hermann Zotenberg est parue en 1958. Dans la première partie du tome premier, au chapitre XLVI, figure l’histoire de Nemrod. En voici le résumé : Après qu’Abraham ait échappé miraculeusement au feu qui engloutit Sodome et Gomorrhe et après que Dieu ait refusé à Nemrod le sacrifice des milliers d’animaux, ce dernier, confus et couvert de honte devant Abraham, s’enferme dans son palais. A la suite de ce salut miraculeux et de l’échec de Nemrod, beaucoup parmi les hommes se convertissent au culte d’Abraham. Alors, Nemrod perd patience et décide de frapper Dieu. Pour cela, il réunit ses vizirs et ses lieutenants et leur demande de faire construire une grande caisse avec deux portes, une vers le ciel et l’autre vers la terre. Il leur demande de faire attacher quatre piques au quatre angles de la caisse et de placer quatre morceaux de chair sur les quatre piques. Il leur ordonne aussi de lier quatre vautours aux quatre pieds de la caisse. Avec un vizir fidèle, il entre dans la caisse pour aller faire la guerre à Dieu. Il dit : « Si je remporte la victoire, je serai délivré d’Abraham, et si je suis vaincu par le Dieu d’Abraham, il pourra partager avec moi le règne sur le ciel, la terre et les créatures 171 . » Les vautours qui s’envolaient pour attraper la viande, enlevaient également la caisse qui leur était attachée et ainsi, ils la soutenaient dans les airs. Parfois, pendant l’ascension de la caisse vers le ciel, Nemrod demandait à son vizir d’ouvrir les portes et de l’informer sur leur distance de la terre et du ciel. En réponse à la quatrième demande de Nemrod, le vizir déclare qu’il ne voit plus rien. Alors, Nemrod, pour tuer Dieu, lance trois flèches vers le ciel. Dieu ordonne à Gabriel de les lui renvoyer après les avoir souillées de sang. Nemrod redescend sur terre sain et sauf. 

Comme l’a déjà signalé Evelynn Blever, il existe un grand travail d’adaptation par Hugo dans « l’Exode de Nemrod ». Néanmoins La Chronique de Tabari diffère peu du poème d’Hugo. Le personnage principal reste Nemrod. Dans La Chronique de Tabari, nous ne sommes pas au courant de la durée pendant laquelle Nemrod s’enferme dans son palais pour réfléchir alors que dans « l’Exode de Nemrod », après avoir pris quatre aigles et quatre lions, il rentre dans Suze et songe pendant trente jours :

‘« […] Il prit sur de grands monts
Que battaient la nuée et l’éclair et la grêle,
Quatre aigles qui passaient dans l’air, et sous leur aile
Il mit tout ce qu’il put de la foudre et des vents.
Puis il écartela, hurlant, mordant, vivants,
Entre ses points de fer, quatre lions libyques,
Et suspendit leurs chairs au bout de quatre piques.
Puis le géant rentra dans Suze aux larges tours,
Et songea trente jours ; au bout des trente jours,
Nemrod prit dans sa main les aigles, sur sa nuque
Chargea les lions morts, et, suivi de l’eunuque,
S’en alla vers le mont Ararat, grand témoin 172 . »’

Dans cet extrait, la scène se passe sur le mont Ararat, alors que dans La Chronique de Tabari l’endroit n’est pas nommé. Dans « l’Exode de Nemrod », les aigles remplacent les vautours ; Zaïm, le vizir eunuque qui se fait manger par un des quatre aigles sur l’ordre de Nemrod remplace le vizir fidèle qui, contrairement à Zaïm, reste en vie jusqu’à la fin de l’histoire ; la cage remplace la caisse et une seule flèche remplace les trois citées dans La Chronique de Tabari. Dans « l’Exode de Nemrod », la cage est fabriquée par Nemrod lui-même contrairement à La Chronique de Tabari où la caisse est fabriquée par des maîtres charpentiers. Le personnage d’Hugo est un être surnaturel, hors du temps et de l’espace. Il est même capable de gravir le mont Ararat en deux heures de marche :

‘« Il monta vers la cime où les peuples de loin
Voyaient trembler au vent le squelette de l’arche.
Il atteignit le faîte en deux heures de marche 173 . »’

En revanche, dans « l’Exode de Nemrod », la fin de l’histoire n’est pas la même. Contrairement à La Chronique de Tabari où Dieu n’est pas blessé, chez Hugo, Nemrod réussit à blesser Dieu :

‘« La flèche retomba du ciel profond et bleu
Chaude et teinte de sang. Il avait blessé Dieu 174 . »’

En ce qui concerne la mort de Nemrod dans La Chronique de Tabari, nous lisons qu’après mille ans de règne de ce dernier sur la terre, selon les ordres de Dieu, lui et ses soldats sont attaqués par une armée de moucherons. Un des moucherons entre par le nez dans le cerveau de Nemrod et y séjourne pendant quatre cents ans. Nemrod qui n’avait senti aucun mal pendant dix siècles de règne, est tourmenté par ce moucheron pendant quatre siècles jusqu’à sa mort. Donc, la somme de son règne s’élève à quatorze siècles alors que dans « l’Exode de Nemrod », il vit dix siècles : « Et ce spectre, mille ans, sur le monde accroupi,

Lugubre, et comme un chien mâche un os, rongeant l’homme 175 … »

Chez Hugo, Nemrod meurt aussitôt qu’il a blessé Dieu :

‘« Couché sur le dos, mort, puni,
Le noir chasseur tournait encore vers l’infini
Sa tête aux yeux profonds que rien n’avait courbée 176 . »’

Dans La Chronique de Tabari, Nemrod incarne l’orgueil démesuré d’un être humain vis-à­-vis de Dieu et son impuissance pour lutter contre lui. Dans « l’Exode de Nemrod », il représente le mal sur la terre. Dans « Selon Orphée et selon Melchisédech », Nemrod prétend être de la famille de Titan : « Et Nemrod rêveur dit : Titan est mon ancêtre 177 . »

Et plus loin il prétend que Satan est son aïeul : « Nemrod pensif cria : - Satan est mon aïeul 178 . »

Chez Hugo, la guerre de Nemrod contre Dieu représente le conflit entre le bien et le mal qui aboutit à la fin à la défaite du mal.

Malgré ces légères différences, le fond de la légende reste le même dans « l’Exode de Nemrod ». Pourtant, il ne s’agit pas d’une simple adaptation, « parce que Hugo a repensé tout le sujet, et qu’il en a fait vraiment une création personnelle 179 . »

Notes
170.

Hugo Victor. La Fin de Satan, préface de Jean Gaudon, texte établi par Evelyn Blever et Jean Gaudon, notices et notes d’Evelyn Blever. Gallimard, 1984, note 17, p. 289.

171.

La Chronique de Abou-Djafar-Mohammed-Ben-Djarir-Ben-Yezid Tabari, traduite sur la version persane d’Abou-Ali Mohammed Bel’Ami, d’après les manuscrits de Paris, de Gotha, de Londres et de Canterburg par M. Hermann Zotenberg. Paris, librairie G. – P. Maisonneuve, Editions Besson et Chantemerle, 1958, p. 149.

172.

La Fin de Satan, éd. cit., p. 77.

173.

Ibid.

174.

Ibid.,documents de travail, p. 258.

175.

Ibid., p. 87.

176.

Ibid., p. 86.

177.

Ibid., p. 74.

178.

Ibid., p. 75.

179.

« La Légende orientale de Nemrod et “ Le Glaive” de Victor Hugo » par Georges Thouvenin dans la Revue d’Histoire littéraire de la France, tome 40. Paris, librairie Armand Colin, 1933, p. 76.