A Les images empruntées à Attâr

Dans l’appendice I, on trouvera un résumé de la vie d’Attâr et de son chef-d’œuvre Le Langage des Oiseaux, traduit en prose par Garcin de Tassy et publié en 1857. A la fin de ce recueil, Attâr raconte que parmi des milliers d’oiseaux au départ, seule une trentaine arrivent au but. Il décrit comme suit l’apparence de ces trente oiseaux : « encore étaient-ils tous ébahis, sans plumes ni ailes, fatigués et abattus 184  » et plus loin il rajoute : « Alors tous ces oiseaux qui déjà étaient abattus, et semblables au coq à demi tué, furent anéantis et réduits à rien 185 … »

Si nous comparons l’état extérieur des oiseaux d’Attâr avec l’image du début de Dieu, nous remarquons qu’il existe une ressemblance. Nous trouvons tout au début de Dieu, les mêmes oiseaux sans plumes et avec « étrange figure » :

‘« Et je vis apparaître une étrange figure ;
Un être tout semé de bouches, d’ailes, d’yeux,
Vivant, presque lugubre et presque radieux.
Vaste, il volait ; plusieurs des ailes étaient chauves.
En s’agitant, les cils de ses prunelles fauves
Jetaient plus de rumeur qu’une troupe d’oiseaux,
Et ses plumes faisaient un bruit de grandes eaux186. » ’

Plus loin, Hugo évoque les caractéristiques de cet être lorsqu’il réapparaît :

‘« Et l’être qui m’avait parlé précédemment
Reparut, mais grandit jusqu’à l’effarement ;
Il remplissait du haut en bas le sombre dôme
Comme si l’infini dilatait ce fantôme ;
De sorte que l’espace effrayant n’offrait plus
Que des visages, flux vivant, vivant reflux,
Un sourd fourmillement d’hydres, d’hommes, de bêtes,
Et que le fond du ciel me semblait plein de têtes 187 . »’

Dans cet extrait, il est question du nombre et de la diversité de l’« Etre » ainsi que de la « Partie » qui devient le « Tout ». Nous trouvons ces caractéristiques dans Le Langage des Oiseaux, quand Attâr explique l’« Etre unique » dans la « cinquième vallée » : « Lorsque le voyageur spirituel est entré dans cette vallée, il disparaît ainsi que la terre même qu’il foule aux pieds. Il sera perdu, parce que l’Etre unique se manifeste ; il restera muet, parce que cet être parlera. La partie deviendra le tout, ou plutôt elle ne sera ni partie ni tout. Ce sera une figure sans corps ni âme. De chaque quatre choses, quatre choses sortiront, et de cent mille, cent mille. Dans l’école de ce merveilleux secret, tu verras des milliers d’intelligences les lèvres desséchées par le mutisme […] L’être que j’annonce n’existe pas isolément ; tout le monde est cet être ; existence ou néant, c’est toujours cet être 188 . »

Un point à souligner, c’est l’aspect mystérieux de cette figure :

‘« Selon qu’il se montrait d’une face ou de l’autre,
Il semblait une bête ou semblait un esprit 189 . » ’

Cela s’explique par le fait que cet être est à la fois l’Esprit et la bête. Hugo explique cela de cette manière lorsqu’une voix s’adresse à l’homme ailé :

‘« Nous sommes vos échos, vous êtes nos reflets ;
Car tout est l’unité. Forme joyeuse ou triste,
Tout se confond dans Tout, et rien à part n’existe,
O vivant ! Et sais-tu ce que dit l’abîme : Un 190 . » ’

Autrement dit l’unité dans la pluralité et la pluralité dans l’union. Dans Le Langage des Oiseaux, lorsque les oiseaux arrivent au but, « ils se hâtèrent de regarder ce Simorg, et ils s’assurèrent qu’il n’était autre que sî morg 191 . Tous tombèrent alors dans la stupéfaction ; ils ignoraient s’ils étaient restés eux-mêmes ou s’ils étaient devenus le Simorg. Ils s’assurèrent enfin qu’ils étaient véritablement le Simorg et que le Simorg était réellement les trente oiseaux (sî morg). Lorsqu’ils regardaient du côté du Simorg ils voyaient que c’était bien le Simorg qui était en cet endroit, et, s’ils portaient leurs regards vers eux-mêmes, ils voyaient qu’eux-mêmes étaient le Simorg. Enfin, s’ils regardaient à la fois des deux côtés, ils s’assuraient qu’eux et le Simorg ne formaient en réalité qu’un seul être 192 . »

Dans une note, à la page 333 du Langage des Oiseaux, Garcin de Tassy signale que les trente oiseaux représentent les choses visibles, les créatures, et le Simorq, les invisibles, le Créateur. Dans Dieu, « la bête » représente également les choses visibles ou bien les créatures.

Les oiseaux dont parle Attâr ne sont que des métaphores pour remplacer des êtres humains qui doivent parcourir un chemin spirituel pour arriver à Dieu. Donc chez Hugo, les trente oiseaux ne représentent à la fin que l’« Esprit Humain » :

‘« Pour toi qui, loin des causes,
Vas flottant, et ne peux voir qu’un côté des choses,
Je suis l’Esprit Humain 193 . » ’

Lorsqu’à la fin de l’histoire, les oiseaux, ébahis, interrogent le Simorq sur ce qu’il leur arrive, il leur répond : « le soleil de ma majesté […] est un miroir ; celui qui vient s’y voit dedans, il y voit son âme et son corps, il s’y voit tout entier. Puisque vous êtes venus ici trente oiseaux, vous vous trouvez trente oiseaux (si morg) dans ce miroir. S’il venait encore quarante ou cinquante oiseaux, le rideau qui cache le Simorg serait également ouvert 194 . » Nous pouvons conclure que le nombre d’oiseaux ne se limite pas au nombre de trente. Attâr a choisi ce chiffre uniquement dans un but de jeu de mots. Donc, ce nombre peut varier en fonction des oiseaux qui seront engloutis dans le Simorq. Dans Dieu, l’homme ailé pourrait être considéré comme le trente et unième oiseau qui allait joindre les autres, autrement dit Dieu commence là où Le Langage des Oiseaux s’est arrêté. A partir de Dieu, un autre dialogue commence entre le nouvel arrivé et les anciens.

Dans Le Langage des Oiseaux, avant de partir, chaque oiseau posait séparément des questions à la huppe qui était leur guide. Mais à la fin, lorsqu’ils se sont anéantis dans le Simorq, ils sont devenus le « Tout » et toutes les réponses leur sont révélées. C’est le même « Tout » qui répond à l’homme ailé dans Dieu, sous la forme d’une voix dans la première partie du recueil. Le guide du Langage des Oiseaux est remplacé par le « Tout » de Dieu.

Au moment où les oiseaux arrivent au lieu qu’ils souhaitaient atteindre pour voir Dieu, ils sont confrontés au mauvais accueil et au mépris du chambellan de la cour de la majesté suprême, qui leur pose des questions sur leur nom, leur lieu de résidence et les raisons de leur venue.

Cette scène se reproduit dans Dieu,non pas entre le chambellan et les trente oiseaux mais entre l’homme ailé et le fantôme. Ce dernier interroge l’homme ailé sur ses raisons d’être dans ce lieu :

‘« Tu n’es pas jusqu’ici venu, dit le fantôme,
Pour ne pas demander quelque chose. Voyons,
Parle. Veux-tu des feux, des nimbes, des rayons ?
Que veux-tu de ce gouffre où, lorsque je me penche,
La colombe nuée accourt, farouche et blanche ?
Veux-tu savoir le fond du serpent, ou du ver ?
Veux-tu que je t’emporte avec moi dans l’éther 195  ? »’

L’interrogation du fantôme continue longuement avec des questions sur les secrets de la nature et de l’Univers. Lorsque l’homme, ébloui, lui répond « LUI », alors comme dans Le Langage des Oiseaux,il est confronté au mépris du fantôme : « J’entendis un éclat de rire, et ne vis rien 196 . » Et plus loin :

‘« Puis mon esprit revint à son but : -voir, connaître,
Savoir ; - pendant que l’ombre affreuse, louche, traître,
Roulant dans ses échos ce noir rire moqueur 197 … » ’

Dans Le Langage des Oiseaux, lorsque les oiseaux arrivent au but, ils sont même forcés de revenir à leur point de départ par le chambellan. Dans Dieu, lorsque l’homme ailé s’avance vers le point noir, il est arrêté par une voix qui lui dit : « Demeure ». Le chambellan ouvre la porte aux oiseaux suite à une nouvelle manifestation de la faveur céleste comme dans Dieu, où « en même temps une main s’étendit » vers l’homme ailé.

Les oiseaux d’Attâr insistent auprès du chambellan en lui expliquant la raison pour laquelle ils souhaitaient rencontrer sa majesté suprême, tout comme dans Dieu où l’homme « revient à son but » et insiste également auprès du fantôme pour « voir un peu de jour 198  ».

Dans Le Langage des Oiseaux, le chambellan, par mépris des oiseaux, les réduit à « une impuissante poignée de terre 199  » comme dans Dieu où l’homme a été réduit à « une chair misérable 200  ».

Enfin, le gouffre où l’homme ailé plonge ressemble au chemin -les vallées- que parcourent les oiseaux pour arriver au lieu sublime. Ce chemin est une longue route où des milliers d’oiseaux ont disparu. Dans Dieu, l’homme ailé, pour arriver au point noir, doit s’envoler pour ne pas tomber dans l’abîme :

‘« Et l’homme, quand il pense, étant ailé, l’abîme
M’attirant dans sa nuit toujours de plus en plus,
Comme une algue qu’entraîne un ténébreux reflux
Vers ce point noir, planant dans la profondeur blême
Je me sentais déjà m’envoler de moi-même 201 … »’

Notes
184.

Garcin de Tassy, ’Attar, Le Langage des oiseaux (traduction). Paris, Sindbad, 1982, deuxième édition, p. 290.

185.

Ibid., p. 291.

186.

La Fin de Satan, Dieu, éd. cit., pp. 307 et 308.

187.

Ibid., p. 319.

188.

’Attar, Le Langage des oiseaux (traduction), éd. cit., pp. 264 et 265.

189.

La Fin de Satan, Dieu, éd. cit, p. 308.

190.

Ibid., p. 333.

191.

« Si » signifie « trente » en persan et morg signifie « oiseau ». C’est un jeu de mots.

192.

’Attar, Le Langage des oiseaux (traduction), éd. cit., p. 295.

193.

La Fin de Satan, Dieu, éd. cit., p. 308.

194.

’Attar, Le Langage des oiseaux (traduction), éd. cit., p. 296.

195.

La Fin de Satan, Dieu, éd. cit., p. 313.

196.

Ibid., p. 315

197.

Ibid.

198.

Ibid., p. 318.

199.

’Attar, Le Langage des oiseaux (traduction), éd. cit., p. 291.

200.

La Fin de Satan, Dieu, éd. cit., p. 315.

201.

Ibid., p. 307.