D La fin commune au Langage des Oiseaux et à Dieu

Comme nous avons pu le constater, la ressemblance entre les deux recueils ne se limite pas à quelques images. Tout au long de Dieu, nous trouvons des extraits qui reflètent la pensée d’Attâr. C’est également ainsi dans le passage suivant où Hugo évoque la nécessité de la disparition du corps pour que l’homme ait accès à Dieu et aux mystères du monde :

‘« Sois tranquille, homme. Attends. Cela finit toujours
Par s’ouvrir devant toi, pauvre homme aux instants courts.
Le mystère, à présent sans clef, sans déchirure,
Clos, fermé par la nuit, la sinistre serrure,
T’apparaît, recouvrant on ne sait quel écrou,
Barré, farouche, ayant tout l’azur pour verrou ;
Ton cadavre en tombant défonce cette porte.
[…] Attends donc cette mort qui fait l’âme complète,
La pénétration de Dieu dans ton squelette
Les astres, plus nombreux, quand l’homme n’est pas noir,
Dans les plis du linceul que dans les plis du soir ;
Attends l’ascension suprême de la chute ;
Attends la fin du songe, homme, et de la minute
Cette explication qu’on nomme éternité 214 . »’

Dans Le Langage des Oiseaux, cette idée est évoquée à travers différentes histoires notamment celle des papillons 215 .Dans ce récit, le sage qui préside la réunion déclare que seul le troisième papillon a pu découvrir les mystères qu’il voulait connaître car il s’est entièrement anéanti dans la bougie, et il ne reste ni trace ni indice de son existence.

Dans l’histoire de l’homme au poisson, Attâr déclare que c’est en se perdant lui-même que l’homme réussit à découvrir Dieu. Voici la réponse de Dieu à l’homme qui l’appelle au sujet de quarante individus qui ont rendus l’âme dans cette anecdote :

‘« Nous sommes instruits de la chose. Nous faisons, il est vrai, périr ces personnes, mais nous donnons le prix de leur sang […] Je fais périr une personne et je la traîne dans le sang ; je la traîne sens dessus dessous dans tout le monde. Après cela, lorsque les parties de son corps ont été effacées, que ses pieds et ses mains ont été complètement perdus, je lui montre le soleil de ma face et je la couvre du manteau de ma beauté […] Celui qui s’est perdu s’est sauvé de lui-même ; il ne peut désormais s’en occuper : il est effacé. Ne parle donc plus d’effacement ; livre ton âme et ne cherche pas d’avantage. Je ne connais pas de bonheur plus grand pour l’homme que de se perdre lui-même 216 . »’

Ce thème de l’anéantissement du corps comme condition sine qua non pour découvrir Dieu et les mystères du monde est commun à la fin des deux recueils. A la fin du Langage des Oiseaux, on lit : « Tout ce que tu as dit et tout ce que tu as entendu, tout ce que tu as su et tout ce que tu as vu, tout cela n’est pas même le commencement de ce que tu dois savoir. Anéantis-toi, puisque l’habitation ruinée du monde n’est pas ta place 217 . » C’est pour cela que « Les oiseaux s’anéantissent […] à la fin pour toujours dans le Simorg 218 … »

Dans Dieu, l’être qui a la « forme d’un suaire » dévoile la vérité sur ce que l’homme ailé avait vu jusqu’ici et lui demande s’il acceptait d’aller plus loin pour découvrir Dieu  et les mystères du monde :

‘« Veux-tu, flèche tremblante, atteindre enfin la cible ?
Veux-tu toucher le but, regarder l’invisible,
L’innommé, l’idéal, le réel, l’inouï ;
Comprendre, déchiffrer, lire ? être un ébloui ?
Veux-tu planer plus haut que la sombre nature ?
Veux-tu dans la lumière inconcevable et pure
Ouvrir tes yeux, par l’ombre affreuse appesantis 219  ? »
A l’image des trente oiseaux, l’homme ailé accepte de mourir pour arriver au but :
« - Oui ! – criai-je.
Et je sentis
Que la création tremblait comme une étoile ;
Alors, levant un bras et, d’un pan de son voile ;
Couvrant tous les objets terrestres disparus,
Il me toucha le fond du doigt, et je mourus 220 . »’

Nous pouvons conclure que Victor Hugo, en résumé, a emprunté à Attar deux choses essentielles :

  • une conception philosophique : celle du Tout (l’indistinction du sujet et de l’objet) etc., conception philosophique essentielle pour lui à l’époque de l’exil.
  • Un mythe : celui des oiseaux et du Simorq.
Notes
214.

Ibid., pp. 349 et 350.

215.

Voir le résumé de cette histoire, à la fin du chapitre sur Jean Lahor.

216.

’Attar, Le Langage des oiseaux (traduction), éd. cit., pp. 180 et 181.

217.

Ibid., p 297.

218.

Ibid., p. 296.

219.

La Fin de Satan, Dieu, éd. cit., p. 514.

220.

Ibid.