II Les thèmes et les mots empruntés aux poètes persans

A Les termes empruntés à Hâfez

Dans Henri Cazalis, sa vie, son œuvre, son amitié avec Mallarmé, à la page 134, A. Joseph Lawrence déclare à propos de Jean Lahor que « c’est dans la littérature religieuse de l’Orient, source de thèmes et d’images poétiques fort à la mode au moment où il écrit, qu’il trouve l’inspiration la plus profonde 225 . » Ces thèmes et images poétiques proviennent surtout de la littérature persane. Les poètes persans ne sont pas les seuls à trouver leur inspiration dans la nature. On la trouve également chez plusieurs autres poètes. Mais à l’époque, les poètes français retiennent de la poésie persane surtout des images stéréotypées de la nature. Dans les deux recueils de Jean Lahor, nous retrouvons le jardin et les éléments de la nature. Nous rencontrons principalement le soleil, la lune, le nuage, le ciel, les étoiles, la brise, le jardin, la rose, le printemps, le cyprès, l’arbre, la montagne, le grain, l’aube, le raisin, le rossignol, le feu, l’air, la glace, l’eau, la pluie, la mer, le poisson, les fruits, etc. : 

‘« Le grand jardin d’azur, la nuit, va se rouvrir ;
Mon amour, allons voir loin de la foule humaine
Venir à nous la Lune en sa robe de reine,
Et dans ce jardin bleu les étoiles fleurir 226  » ; « Comme un nuage d’or en la pourpre du soir 227  » ; « Ton âme m’apparaît, Allah, dans le soleil 228  » ; « Ce ciel devant nos yeux, doux comme une soierie 229  » ; « Les lys blancs de la nuit, les roses de l’aurore ! » 230  ; « Luira sur ces verges des milliers de printemps 231  » ; « Bien que ton corps ressemble au long corps du cyprès 232  » ; « L’arbre de la science est l’arbre de la mort 233  » ; « Avec l’aube et les soirs sublimes communie 234  » ; « Je suis le rossignol des jardins du mystère 235  » ; « Qui donne le vertige à tout le ciel en feu 236  » ; « L’air et l’eau, le roc dur ou l’être plus vivant 237  » ; « Je songe à la mer criminelle 238  » ; « Qui cachent des poissons aux douceurs de leur chair 239  » ; « Une coupe de vin, quelques fruits, et pour table 240  » ; « La brise errante avait la tendresse d’un chant 241  » ; « Géantes, se dressaient des chaînes de montagnes 242   » ; « Comment, ô néant vil, ô vil grain de poussière 243  » ; « Que glace un vent d’hiver, les chants ferment leur aile 244  » ; « Les jours de pluie, à ton cher corps 245 . »’

Nous retrouvons également le vin, le bien aimé, le mage et le prêtre comme dans les exemples suivants : « Une coupe de vin, quelques fruits, et pour table 246  » ; « Qui vers le bien-aimé lève ses yeux tremblants 247  » ; « Et moi sur elle, comme un mage 248  » ; « Et lui, chef et pasteur et prêtre des Hébreux 249  ». Ces termes, peuvent donner lieu à des interprétations matérielles ou mystiques dans la poésie persane.

Dans certains cas, c’est le vers entier qui ressemble à celui des poètes persans. Voici un vers de Hâfez : « Quel cyprès serait comparable à la taille de l’être aimé 250  ? »  et voici le vers de Jean Lahor : « Bien que ton corps ressemble au long corps du cyprès 251  ». Mais Jean Lahor, dans cet exemple, contrairement à Hâfez, a comparé l’être aimé au cyprès. En Orient, en général, pour flatter l’être aimé et montrer que la nature lui est inférieure, l’être inanimé est comparé à l’être vivant. Jean Lahor utilise les deux procédés. Dans les vers suivants tirés du recueil L’Illusion, l’être inanimé est comparé à l’être aimé :

‘« […] Astre clair, cependant tu souris et tu luis ;
Tu mêles ton mensonge à la douceur des nuits ;
Tu scintilles, pareil aux yeux des bien-aimées 252 … » ’

Ou bien  « L’aurore chaste est comme une vierge aux seins blancs 253 . »

L’anthropomorphisme littéraire existe également chez Jean Lahor : « Le vent suspendait son haleine 254   » ; « Et l’eau sourit de ses yeux bleus comme les leurs 255  » ; « Dans les doux yeux troublants des femmes et des fleurs 256   » ; « Et mer des soirs d’été, dont les yeux bleus sont doux 257 . »

Jean Lahor intitule « Hafiz », l’un de ses poèmes 258 dans L’Illusion. Il le cite également avec Djami et Djelal-ed-Din dans La Gloire du Néant : « Aussi aux pensées nées sous le Ciel du Nord, conviendrait-il d’opposer des poèmes dans le goût oriental, et qui rappelleraient la mystique ivresse des Hâfiz, des Djami ou des Djelal-ed-Din 259 . »

Sur certains points, Hâfez et Jean Lahor ont des conceptions communes. Comparons les deux extraits suivants :

‘« Entre les deux amants il n’y a pas de voile :
Hâfez, c’est toi qui dois t’effacer maintenant 260 . »’ ‘« Entre nous deux encor, c’est ton cœur qui la 261 mit :
Meurs, et tu seras Dieu, rentrée en ma substance 262 . »’

Hâfez, laisse entendre dans ces vers que pour pouvoir aimer l’Aimé qui est absolu, il devrait ne plus être. Cela veut dire que dans la relation entre l’amant et l’Aimé, pour pouvoir s’unir à l’Aimé qui est l’absolu, l’amant doit disparaître. En effet, ce qui empêche cette union, c’est le corps de l’amant qui n’est pas de la même matière que l’Aimé. Or, nous retrouvons la même philosophie chez Jean Lahor qui considère que pour devenir la même substance que Dieu, il faudrait se débarrasser du corps qui n’est pas de même substance.

Jean Lahor n’épouse pas les idées du soufisme dans tous les domaines, et on ne peut pas le considérer comme un ascète. C’était un philosophe qui aimait les femmes, qui aimait profiter de la vie malgré son parti pris pessimiste dans sa vision des choses.

Quand il s’agit de parler des femmes, les éléments de la nature sont toujours présents. La nature entière lui fournit des images pour évoquer son admiration pour les femmes : 

‘« […] Etoiles, floraison de cet arbre géant,
Qui ressemblez aux yeux terrestres de la femme 263 … »’

Ou bien

‘« J’adore ces parfums des pays inconnus,
Où je crois respirer l’inconnu de ton âme ;
Et j’adore ces fleurs dont les blancheurs de femme
Me rappellent tes chairs de fleur et tes bras nus 264 … »’

Notes
225.

Lawrence A. Joseph. Henri Cazalis, sa vie, son œuvre, son amitié avec Mallarmé. Paris, Nizet, 1972.

226.

Les Quatrains d’Al-Ghazali, éd. cit., p. 19.

227.

Ibid., p. 40.

228.

Ibid., p. 62.

229.

Ibid., p. 10.

230.

Ibid., p. 22.

231.

Ibid., p. 13.

232.

Ibid., P. 25.

233.

Ibid., p. 45.

234.

Ibid., p. 12.

235.

Ibid., p. 34.

236.

Ibid., p. 36.

237.

Ibid., p. 75.

238.

Ibid., p. 28.

239.

Ibid., p. 28.

240.

Ibid., p. 11.

241.

Lahor Jean. L’Illusion. Paris, Alphonse Lemerre, 1893, p. 324.

242.

Ibid., p. 272.

243.

Ibid., p. 204.

244.

Ibid., p. 30.

245.

Ibid., p. 332.

246.

Les Quatrains d’Al-Ghazali, éd. cit., p. 11.

247.

L’Illusion, éd. cit., p. 95.

248.

Ibid., p. 210.

249.

Ibid., p. 338.

250.

SafâZ. Anthologie de la poésie persane (XI e - XX e siècle), textes traduits par Gilbert Lazard, R. Lescotet Henri Massé, Connaissance de l’Orient, Gallimard/Unesco, 1964, p. 233.

251.

Les Quatrains d’Al-Ghazali, éd. cit., p. 25.

252.

L’Illusion, éd. cit., p. 285.

253.

Ibid., p. 95.

254.

Ibid., p. 230.

255.

Ibid., p. 292.

256.

Ibid., p. 304.

257.

Ibid., p. 308.

258.

Ibid., pp. 179 et 180.

259.

Lahor Jean. La gloire du néant. Paris, Alphonse Lemerre, 1896, p. 61.

260.

L'Amour, l'amant, l'aimé, Hâfez Širâzi Šams Eddin Mohammad.Cent ballades du Divân choisies, traduites du persan et présentées par Vincent Mansur Monteil en collaboration avec Akbar Tajvidi. Paris, Sindbad/ Unesco, 1989, p. 199.

261.

Il s’agit de la distance.

262.

Les Quatrains d’Al-Ghazali, éd. cit., p. 34.

263.

L’Illusion, éd. cit., p. 315.

264.

Ibid., p. 116.