B Le contenu de l’histoire emprunté à Jâmi

Dans les deux œuvres, les personnages principaux sont Leïla et Keïs. Ce dernier est le fils du chef de la tribu Amérites. Dans la partie qui suit, nous avons fait un parallèle entre certains passages de Leïla et Medjnoun et Leïla  afin de montrer la ressemblance de l’histoire chez les deux auteurs :

Judith Gautier Jâmi
Un jour, [Keïs] entendit ses compagnons d’armes parler d’une jeune fille appartenant à une tribu campée dans une plaine voisine […] Il s’éloigna et se répéta le nom qu’il avait entendu :
- Leïla ! (Pp. 115 et 116)
Un jour, quelques voyageurs qui s’arrêtèrent chez [Keïs], lui indiquèrent une tribu où il existait une jeune fille, dont la beauté égalait à celle des Houris. Son nom est Leïla …
(P. 21 de la première partie)
Il quitta sa tente, un matin, et, monté sur une chamelle au pas rapide, se dirigea vers le campement de la tribu dont Leïla faisait partie.




(P. 116)
A ce récit, Keïs se lève, se pare de ses vêtements les plus précieux, et déjà dévoré de l’amour le plus vif, il s’élance sur sa chamelle. Dans son impatience, il accélère encore sa marche précipitée, et se trouve bientôt rendu à l’habitation de Leïla.
(P. 22)
En présence de cette merveilleuse beauté, Keïs ne put supporter son émotion ; il tomba sur le sol sans connaissance.
(P. 118)
Keïs, hors de lui […] tomba sans connaissance aux pieds de Leïla. Il semblait plongé dans le sommeil de la mort.
(P. 56)
Bientôt les deux amants eurent des entrevues secrètes, hors des campements, à l’ombre des grands rosiers et des palmiers. Rien ne troubla leur mystérieux bonheur, jusqu’au jour où les amis de Keïs, surpris de ses fréquentes absences, l’épièrent et le dénoncèrent au prince son père.
(Pp. 120 et 121)
Son jeune ami […] mit au jour son secret.







(P. 68)
Le chef des Amerites, enflammé de colère, interdit à son fils de sortir de sa tente ; le fit garder par des soldats, qui répondaient du prisonnier sur leur vie.














(P. 121)
Le père de Keïs, informé de la situation de son fils, vola aussitôt près de lui. L’amour paternel agitait violemment son cœur. O le plus cher de mes enfants, lui dit-il en le serrant contre son sein […] cette Leïla, qui semble sans égale, parfaite à tes yeux éblouis, qu’est-elle donc, comparée à toi ? la moindre des esclaves ; et quelle marque plus grande de folie, que de se passionner pour une esclave ? Oublie, je t’en conjure, cette flamme insensée ; cesse de nourrir un fol espoir […] D’ailleurs, tu dois le savoir, la tribu de Leïla est notre plus mortelle ennemie. La pointe de nos épées et de nos lances, teinte encore de son sang […]
(Pp. 69 à 71)
Si vous êtes mes amis […] allez vers mon père et demandez-lui qu’il m’accorde la permission de faire un pèlerinage à la Mecque.
(Pp. 121 et 122)
[…] si l’œil de ma bien aimée se repose sur moi sans colère, je fais vœu d’entreprendre à pied le pèlerinage de la Mecque.
(P. 94)
[…] Keïs partit aussitôt pour le saint lieu ; plusieurs soldats l’accompagnèrent, et, secrètement, le prince son père le suivit.
(P. 122)
Lorsque Medjnoun était parti en désordre pour son pèlerinage, son père, instruit d’un tel dessein, l’avait suivi à son insu.
(P. 99)
Lorsqu’il fut arrivé au terme du long et pénible voyage, Keïs se prosterna et commença à haute voix sa prière […] Lorsqu’il se releva, Keïs vit son père près de lui ; le prince serra son fils dans ses bras en pleurant.
- Enfant bien-aimé, lui dit-il, pardonne-moi de t’avoir fait souffrir ; je voulais ton bien, et je ne savais pas cet amour si profondément enraciné dans ton cœur. Mais je veux réparer le mal que j’ai fait : j’irai vers le chef des Nadites et, si puis vaincre sa haine, je te ramènerai ta fiancée.
(Pp. 122 et 123)
[Son père] était près de lui lorsqu’il fit le tour de la sainte Ka’abah, et avait recueilli sa fervente prière. Encore plus convaincu de la violence de sa passion et de l’impossibilité de lui en faire changer l’objet, loin de le tourmenter davantage, il ne chercha plus que les moyens de lui être favorable. Il l’aborda avec affection la plus tendre, et lui fit prendre place à ses côtés, dans un riche palanquin qui facilita leur retour.



(P. 99)
Le prince partit en effet pour le camp des Nadites, et Keïs attendit avec angoisse son retour ; mais il le vit revenir seul, le visage bouleversé par la colère.
- Oh ! mon fils infortuné, s’écria-t-il, tant que le père de Leïla vivra, Leïla est perdue pour toi !













(Pp. 123 et 124)
[…] ce vieillard respectable, dérobant sous ses mains les larmes qui inondaient son visage, résolut de tout faire pour rendre le bonheur à son malheureux enfant. On prépara donc tout pour le voyage ; et accompagné d’une partie de sa famille, ils se rendirent tristement à la riche vallée où étaient dressées les tentes de la tribu de Leïla […]
« Quand vous ne me demanderiez qu’un seul cheveu de Leïla, s’écria [le père de Leïla], quand pour le payer vous m’offririez toutes les richesses, tous les trésors de l’univers, j’en jure par le ciel, vous ne l’obtiendriez pas. Que sont mille Medjnoun, en comparaison ? Certes, il doit s’estimer trop heureux, si elle veut bien accepter le sacrifice de son existence. »
(Pp. 135 et 145)
[Le jeune et puissant prince de Naufel] envoya vers Leïla un messager afin de convenir avec elle du jour et des moyens de la fuite.
Le messager revint, avec cette terrible nouvelle : Leïla est mariée et l’époux emmène sa jeune épouse.

(P. 127)
[Plus tard, un voyageur de la tribu de Keïs informe ce dernier du mariage de Leïla avec une autre personne] : « cette perle précieuse que tu désires avec tant d’ardeur, pauvre infortuné, un autre l’a trouvée ; elle s’est livrée à des mains étrangères !… »
(P. 38 de la deuxième partie)
[Leïla] faisait savoir à Keïs, par une lettre, que, malgré ce nouveau coup du sort, elle lui resterait fidèle, qu’elle se tuerait avant d’appartenir à un autre.




(P. 127)
[Leïla] ne trouva de calme que dans la détermination à laquelle elle s’arrêta de lui écrire une lettre, où elle pût lui faire connaître, dans toute l’amertume de son âme, l’indigne violence dont elle avait été la victime, et l’assurer en même temps de son innocence et de la fidélité invariable qu’elle lui gardait.
(P. 57)
Enfin l’époux de Leïla vint à mourir, du chagrin que lui causaient l’aversion et la résistance de sa ravissante épouse.









(P. 128)
Cependant les dédains prolongés de Leïla envers son époux, le plongèrent insensiblement dans un tel accès de tristesse, que l’abattement de son âme se communiquant à son corps, il tomba sans forces sur la couche de la douleur […] Après quelques jours de souffrances, l’ange de la mort lui tendit une main compatissante ; et dégagée des liens de la douleur, son âme s’envola dans l’asile imperturbable du repos.
(Pp. 78 et 79)
On annonça cette bonne nouvelle à Medjnoun qui, à la surprise de tous, se mit à pleurer sur le sort de cet époux malheureux. […] Certes, dit Medjnoun, cet homme est à plaindre, car il a connu les tourments de l’amour.
(P. 128)
A ce récit, le cœur de Medjnoun se serra de douleur ; et […] ses larmes coulaient en abondance […] L’infortuné, combien il a dû souffrir ! Hélas ! c’est d’après mes propres tourments, que je juge de ceux auxquels il fut en proie.
(Pp. 83 et 84)
Leïla accourut vers Keïs, mais il ne se leva même pas de la pierre sur laquelle il était assis.









(P. 129)
[Leïla] ivre de joie hors de sa litière, et de son pied délicat que couvre une chaussure élégante, elle effleure à peine le sable dans la marche rapide qui la porte vers un bien-aimé ; mais hélas que devient-elle en apercevant dans ses regards le trouble de l’égarement ! Ravi dans la plus profonde extase d’un amour fantastique, son œil vague ne brillait plus que d’une lueur incertaine …
(Pp. 104 et 105)
- O bien aimé ! ne me reconnais-tu pas ? dit-elle, pleine d’épouvante.

(P. 129)
- Quoi, ne reconnaîtrais-tu donc plus Leïla, Leïla que le plus doux espoir ramène près de son ami ?
(P. 105)
Je te reconnais, Leïla, répondit Medjnoun, mais à quoi bon nous unir en ce monde ? Mon amour s’est à tel point agrandi, qu’il a franchi les limites de la terre, mon désir est si vaste, que rien ne pourrait l’assouvir ; la Leïla terrestre n’est pas celle qui convient à l’amour divin qui m’embrase […] A force de contempler le ciel de mon amour, mes yeux se sont aveuglés et ne peuvent plus voir la terre. C’est au paradis, Leïla, que se feront nos noces éternelles !
(P. 129)
Eloigne-toi, éloigne-toi, lui répondit-il d’un son de voix altéré. Ce n’est plus un amour matériel qui embrase mon cœur ; quel objet terrestre pourrait encore arrêter le vol de ma pensée flottant avec délices sur l’immense océan de la contemplation…






(Pp. 105 et 106)
Keïs expira quelques instants après, dans les bras de sa bien-aimée, qui ne lui survécut que peu de jours.









(P. 129)
[Un arabe] aperçut au pied d’une montagne Medjnoun étendu sans vie, tenant étroitement embrassée une tendre gazelle morte également à ses côtés.
Leïla accablée par la certitude de son malheur, tomba sans connaissance en invoquant la mort […] et se retirant à l’ombre de sa tente, elle fit l’asile de la douleur, d’une douleur inconsolable.
[Quelques temps après, elle expira.]
(Pp. 109, 116 et 117)
On ensevelit les deux amants dans un tombeau magnifique, ombragé par un bosquet de rosiers.









(P. 130)
Le corps inanimé de cette jeune vierge fut déposé dans un cercueil de bois odorant sur lequel ses compagnes désolées effeuillèrent un tendre jeton de palmier […] Chargées de ce fardeau précieux, elles s’avancèrent ensuite les yeux baignés de larmes silencieuses vers la sépulture de Medjnoun, où furent déposés à son côté les restes inanimés de leur malheureuse amie.
(P. 127)

Comme dans le récit du Trône des Kéianis où le récit de la rencontre entre Bithekoum et Rouscheneck était différent du Livre des Rois, dans Leïla également, le contenu de la rencontre entre Keïs et Leila est différent du Medjnoun et Leïla.

En effet, dans Leïla, Keïs s’approche de quelques filles autour des tentes où habite Leïla pour s’informer sur l’habitation de celle-ci. Les filles accompagnent Keïs jusqu’à la tente de Leïla et « le pouss[ent] à l’intérieur, en étouffant de frais éclats de rires. » Or, dans le Medjnoun et Leïla, Keïs se rend seul à l’habitation de Leïla. Il est accueilli avec amabilité par les serviteurs. Ensuite Leïla se présente à lui.

De ce qui précède, il résulte pourtant que Judith Gautier suit très fidèlement le récit de Jâmi et emprunte même à celui-ci un grand nombre de motifs et d’images. On peut se poser à nouveau la question sur des raisons qui ont mené Judith Gautier à s’inspirer de Medjnoun et Leïla.

A part Judith Gautier, deux autres écrivains français du XIXe siècle, Arthur de Gobineau et Leconte de Lisle se sont inspirés de Medjnoun et Leïla. Avant de fermer ce chapitre, nous évoquerons en bref ces deux auteurs qui ont témoigné d’un très grand intérêt pour la Perse.