Cet ouvrage contient six nouvelles : La Danseuse de Shamakha, L’Illustre Magicien, Histoire de Gambèr-Aly, La Guerre des Turcomans, Les Amants de Kandahar et La Vie de voyage. Dans l’introduction des Nouvelles Asiatiques, l’auteur explique que contrairement à James Morier, le secrétaire à la légation britannique à Téhéran qui dépeint le tempérament persan sous un aspect unique dans son roman intitulé Hadjy-Baba, celui-ci essaye de tout montrer dans ses nouvelles « sous un nombre d’aspects beaucoup plus varié et plus grand. » Il ajoute : « J’ai agi de mon mieux pour saisir et garder ce qui m’était apparu de plus saillant, de mieux marqué, de plus étranger à nous. Mais il reste tant de choses que je n’ai pu même indiquer. »
Le génie de Gobineau vient d’abord de la facilité avec laquelle il dépeint parfaitement les scènes et les personnages ainsi que les propos tenus entre les individus. Des scènes sont inspirées de la vie quotidienne persane de l’époque. Des expressions, pour certaines ne sont plus courantes dans notre siècle. De ce fait, son livre représente un réel intérêt documentaire. Il est un des rares auteurs occidentaux à bien définir les subtilités de l’âme persane. A ce sujet, Barbier de Meynard indique avec justesse : « Je ne connais pas d’écrivain européen qui ait aussi bien compris l’Orient moderne et qui le représente avec un coloris aussi puissant 353 . » Les noms propres persans sont nombreux dans cet ouvrage.
Gobineau utilise parfois des mots qui demandent une explication pour le lecteur français. C’est le cas par exemple de « tjargât 354 » qui est un tissu carré destiné à couvrir les cheveux des femmes ou bien de « kalioun 355 » qui sert à fumer le tabac.
Dans la préface des Nouvelles Asiatiques, Clément Serpeille de Gobineau écrit : « Quant à La Guerre des Turcomans, guerre quelque peu rocambolesque qui venait d’avoir lieu entre les Persans et les dits Turcomans, elle inspira à Gobineau cette nouvelle pleine de fantaisie et de verve où il accumula des anecdotes variées, des observations ironiques et les plus mordantes réflexions 356 . » Dans cette nouvelle, à plusieurs reprises l’auteur fait allusion à l’histoire de Medjnoun et Leïla. Déjà, le nom du personnage féminin est le même : Leïla.
A priori, Gobineau connaissait l’histoire de Medjnoun et Leïla, parce que d’abord quand Ghoulam-Hussein était en otage auprès des Turcomans, ce dernier essaye de la raconter à sa maîtresse : « J’essayai une fois de raconter à ma maîtresse la passion si touchante et si belle que Medjnoun éprouvait pour Leïla et qui me rappelait ma Leïla à moi-même, et me jetait dans des transports de douleur 357 . »
Ensuite, plus loin, lorsque Gobineau évoque le nom de Leïla, il le cite avec « les gazelles » et « les chasses » : « Je vis, oui, je vis la jolie vallée du Khamsèh où je suis né ; j’aperçus distinctement le ruisseau, les saules, l’herbe touffue, les fleurs, l’arbre au pied duquel j’avais enfoui mon argent, ma belle, mon adorée Leïla dans mes bras, mes chasses, mes gazelles 358 … » L’origine du rapprochement que fait Gobineau entre « Leïla », « les gazelles » et « les chasses » se trouve dans Medjnoun et Leïla. Dans ce recueil, lorsque Medjnoun est confronté au refus catégorique du père de Leïla au mariage, il se réfugie dans le désert où il fait tomber des gazelles dans ses filets. Tour à tour, il leur rend la liberté après les avoir couvertes de baisers. En effet, la beauté des yeux enchanteurs des gazelles lui rappelait Leïla, sa bien-aimée 359 .
La demande en mariage de Leïla par Ghoulam-Hussein vient à la suite d’une scène de jalousie qui ressemble étrangement à un passage de Medjnoun et Leïla où Leïla met son amour à l’épreuve. Alors qu’elle était entourée de jeunes gens, elle souriait à tous les garçons excepté à Medjnoun. Lui seul était privé des charmes de Leïla. A ce moment-là, elle entend la plainte de Medjnoun. « Profondément émue », elle laisse les autres garçons et s’occupe uniquement de son bien aimé. A la première entrevue, elle s’attache à lui par un serment 360 . Dans La Guerre des Turcomans, Ghoulam-Hussein est en colère de voir que d’autres garçons amusent Leïla. Enfin, il lui avoue sa souffrance. « Se montr[ant] fort émue », elle lui propose d’aller voir tout de suite son père et de la lui demander en mariage 361 .
Dans les deux cas, les filles sont émues même si la Leïla de Gobineau ne paraît pas sincère. En effet, les personnalités des deux Leïla sont complètement opposées. Hormis quelques points communs que nous avons évoqués, le contenu de l’histoire de Medjnoun et Leïla est différent de l’aventure amoureuse de Ghoulam-Hussein avec sa cousine, qui est plus proche de la réalité. Dans Medjnoun et Leïla, l’amour entre les deux jeunes est réel et sincère. Medjnoun et Leïla ainsi que la famille et l’entourage du jeune garçon font tout pour que le mariage ait lieu. Cependant la famille de la fille s’y oppose fermement. Leïla et Medjnoun meurent par amour. Dans La Guerre des Turcomans, l’histoire d’amour de Ghoulam-Hussein avec sa cousine est basée sur le mensonge et l’argent : Ghoulam-Hussein, qui avait de l’argent enterré dans un coin, prétend être pauvre à tel point qu’il n’a pas été en état de payer l’habit qu’il portait. Ceci afin de ne pas donner une dot à son oncle. Il avoue la vérité seulement après les prières de Leïla. A son tour, Leïla apprend à son cousin comment mentir à son oncle pour payer une dot moins élevée. Il n’y a aucune opposition des familles à ce mariage. Une union qui dure presque trois mois puisque le jeune couple divorce au moment où Ghoulam-Hussein est convoqué par le magistrat pour être soldat. Aucun effort de la part des deux jeunes pour éviter cette séparation. Le jour du départ de Ghoulam-Hussein, Leïla se remarie avec un cousin, Kérym. Quelques temps plus tard, Ghoulam-Hussein apprend par un autre cousin, Souleyman, que le jour de son premier mariage, Leïla avait promis à Souleyman de divorcer et de partir avec lui aussitôt qu’il pourrait lui donner une maison acceptable. Enfin, Leïla divorce également de Kérym et elle se remarie avec Abdoullah, un autre cousin.
La Guerre des Turcomans est surtout inspirée de la vie réelle de l’époque puisque dans les Trois ans en Asie, dans le chapitre « Les relations sociales », Gobineau écrit : « Arrivée à vingt-trois ou vingt-quatre ans, il est assez rare qu’une femme n’ait pas eu déjà au moins deux maris et souvent bien davantage, car les divorces se font avec une excessive facilité… 362 »
Il semblerait qu’en choisissant Leïla comme personnage féminin, Gobineau ait voulu faire une comparaison entre cette légende et ce qui existait réellement.
Nous n’avons pas parlé de Gobineau longuement parce que beaucoup de travaux lui ont déjà été consacrés notamment ceux de Jean Gaulmier et Jean Boissel.
La Poésie en Perse. Paris, Ernest Leroux, p. 70.
Gobineau, Joseph Arthur, comte De. Nouvelles Asiatiques. Paris, Gallimard, 1949. Onzième édition, p. 104.
Ibid.
P. 10.
Ibid., « La Guerre des Turcomans », p. 209.
Ibid., p 211.
Jâmi, Abdol Rahmân Dašti. Medjnoun et Leïla, poème traduit du persan de Djamy par Antoine-Léonard Chezy. Paris, de l’Imprimerie de Valade, 1807, « Récit du poëte Kotzeïr ».
Ibid., « Epreuve ».
Nouvelles Asiatiques,« La Guerre des Turcomans », pp. 175-176.
Arthur de Gobineau. Trois ans en Asie. Paris, éditions A. M. Métailié, 1980, p. 309.