Leconte de Lisle

Nous citons quelques passages où Leconte de Lisle mentionne des noms persans, ceci afin de montrer l’intérêt que porte le poète à la Perse :

‘« L’astre du vieil Ormuzd est mort sous les nuées ;
L’Orient s’est couché dans la cendre des Dieux 363 . » ’ ‘« Au tintement de l’eau dans les porphyres roux
Les rosiers de l’Iran mêlent leurs frais murmures
[…] La Persane royale, immobile, repose,
Derrière son col brun croissant ses belles mains 364 … »’ ‘« Il caresse sa barbe, et contemple en silence
Le sol des Aryas conquis par ses aïeux
[…] La tourterelle dort en son nid de çantal,
Et la Péri rayonne aux franges des nuages
[…] Tu sièges, ô Persane, au milieu des merveilles 365 … »’ ‘« Le filet, enrichi d’une opale de Perse,
Sur le pavé de marbre incrusté de métal 366 … »’ ‘« Et c’était un amas de nations diverses :
Sarrasins de Syrie, Arméniens et Perses
[…] D’étoffes et de vins de la Perse, et d’amas
De glaives et de dards fabriqués à Damas 367 … »’ ‘« Les roses d’Ispahan dans leur gaîne de mousse
Les jasmins de Mossoul, les fleurs de l’oranger 368 … »’ ‘« Filles des chauds soleils de Perse et de Lahor 369 … »’ ‘« Devant eux, et par bonds de sa jument de Perse 370 … »’ ‘« Puis Ahourâ-Mazda, la Lumière vivante,
D’où les Izeds joyeux sortaient par millions,
Et le sombre Ahrimân, le Roi de l’épouvante,
Couronné de l’orgueil de ses rébellions 371 … »’

Dans les extraits que nous avons choisis, les mots mis en gras sont en rapport avec la Perse et le zoroastrisme. Nous n’avons pas l’intention de répéter ce que nous avons déjà dit dans les autres chapitres au sujet de l’ancienne religion persane ou des noms empruntés à la Perse. Dans la partie qui suit, nous essayerons d’évoquer les poèmes où Leconte de Lisle s’est inspiré de l’histoire de Medjnoun et Leïla. Dans chaque poème, le poète fait allusion à une partie différente de l’ouvrage.

Dans Les Roses d’Ispahan,trois sujets sont abordés par Leconte de Lisle :

  • Le « souffle » et le « rire » de Leïla (dans les deux premiers quatrains) plus séduisants que les beautés naturelles ;
  • La légèreté de l’amour de Leïla dans le troisième quatrain ;
  • L’absence du bien-aimé et ses conséquences dans le cinquième et le sixième quatrains.

Dans le dernier quatrain, le poète souhaite le retour du bien-aimé.

La scène du début reflète parfaitement l’image stéréotypée de la poésie persane avec « les roses », « l’eau », « l’oiseau » etc. Le titre du poème est en rapport avec une ville de la Perse, Ispahan. Comme dans la poésie persane, la nature est inférieure à l’être aimé : Les fleurs « ont un parfum moins frais » et « une odeur moins douce ». « Son rire léger » est plus enchanteur que « l’eau vive » et « l’oiseau qui chante ». Nous reviendrons à cette technique littéraire dans le chapitre sur Gide.

Comme dans Medjnoun et Leïla, la jeune fille est séparée de son bien-aimé, ce qui cause son chagrin. Dans Les Roses d’Ispahan, pour comprendre l’état dans lequel se trouve Leïla, à savoir son chagrin, il suffit de la comparer avec le cadre où elle se trouve. Il dépend entièrement de Leïla. Lorsqu’elle est attendrie, la nature devient à son image et ne fait qu’un avec elle :

‘« O Leïlah ! depuis que de leur vol léger
Tous les baisers ont fui de ta lèvre si douce,
Il n’est plus de parfum dans le pâle oranger,
Ni de céleste arôme aux roses dans leur mousse.

L’oiseau, sur le duvet humide et sur la mousse,
Ne chante plus parmi la rose et l’oranger ;
L’eau vive des jardins n’a plus de chanson douce,
L’aube ne dore plus le ciel pur et léger 372 . »’

Dans Medjnoun et Leïla, l’attachement de Leïla à Medjnoun pourrait être interprété de deux façons différentes. Nous retrouvons ces deux aspects dans Les Roses d’Ispahan et Nurmahal :

Elle est entièrement fidèle à Medjnoun parce que pour respecter son serment, la jeune fille refuse à son mari les moindres caresses. Les dédains prolongés de Leïla causent la mort de celui-ci.

Voici le contenu de ce serment : « je te rends le maître de mon existence […] je le jure, tant que mes yeux jouiront de la lumière céleste, ton souvenir seul occupera mon âme sans partage ; et ce sentiment que tu m’inspires, dût-il m’exposer à mille morts, aucune force dans la nature ne pourra me faire changer l’objet de mes affections 373 … » C’est de ce serment qu’il s’agit lorsque Leconte de Lisle fait allusion à Leïla dans Nurmahal :

‘« Car jusques au tombeau tu lui seras fidèle,
Femme ! tu l’as juré dans vos adieux derniers ;
Et, pour aiguillonner l’heure qui n’a plus d’aile,
Tu chantes Leïla sous les tamariniers 374 . »’

Nous pouvons considérer qu’elle n’était pas fidèle parce qu’elle accepte le mariage imposé par son père. En l’occurrence, il existe une certaine légèreté de la part de Leïla comme dans Nurmahal où la jeune fille est contrainte d’accepter le mariage avec Ali Khan.Il en est de même dans Les Roses d’Ispahan lorsque Leconte de Lisle évoque Leïla pour faire allusion à sa légèreté en matière d’amour. Une autre hypothèse n’exclut pas l’idée que dans certains poèmes, les figures féminines aient pu s’adresser à plusieurs personnages 375 .

Dans Medjnoun et Leïla et Nurmahal, nous trouvons les points communs suivants : le père est opposé au mariage ; les femmes ne commettent pas d’adultère pendant le mariage ; elles sont la cause de la mort de leur mari. Dans Nurmahal, Akbar Šâh, le roi babéride s’oppose au mariage de son fils avec Nurmahal et il la marie à un de ses généraux, Ali Khan. Après la mort du roi, lors d’une bataille, Ali Khan se fait assassiner par les envoyés de Djihan-Guîr qui, ensuite, épouse Nurmahal. Comme nous pouvons le constater, seul le sort de Nurmahal est différent de celui de Leïla.

Javâd Hadidi, dans son ouvrage De Sa’di à Aragon, fait un résumé de l’histoire de Nurjahân. Avant de commencer, il reproche à Leconte de Lisle d’avoir confondu « Nurjahân » avec « Nurmahal » : « Leconte de Lisle évoque ce qu’il avait lu sur « Nurmahal », personnage qu’il confond d’ailleurs avec « Nur-Jahan », épouse iranienne de Jahangir, roi babéride de l’Inde 376 . »

Il nous semble que ceci est volontaire de la part de Leconte de Lisle puisque dans un des quatrains du poème, il cite les deux noms :

‘« Un implacable amour plane d’en haut et gronde
Autour de toi, dans l’air fatal où tu te plais.
Ne sois pas Nurdjéham, la lumière du monde !
Sois toujours Nurmahal, lumière du palais ! » 377

D’ailleurs, tous les détails historiques évoqués par Leconte de Lisle dans Nurmahal correspondent aux réalités historiques sur Nurjahân : Djihan-Guïr est le fils d’ « Akbar » et il préfère les plaisirs des sens à ceux de la guerre. « Nurdjéhan » est bien mariée à Ali qui sera tué par les envoyés de « Djihan-Guïr ».

Notes
363.

Leconte de Lisle Charles-Marie. Œuvres. Edition critique par Edgard Pich. Paris, Société d’Edition « Les Belles Lettres », 1977. Tome I : Poèmes Antiques, « Dies iræ », p. 307.

364.

Ibid. Tome II: Poèmes Barbares, « La Vérandah », p. 115.

365.

Ibid., « Nurmahal », pp. 117, 120 et 122.

366.

Ibid., « Le Conseil du Fakir », p. 138.

367.

Ibid., « Les Paraboles de Dom Guy », pp. 295 et 299.

368.

Ibid. Tome III : Poèmes Tragiques et Derniers Poèmes, « Les Roses d’Ispahan », P. 43.

369.

Ibid., « Le Lévrier de Magnus », p. 110.

370.

Ibid., « Les Inquiétudes de Don Simuel », p. 138.

371.

Ibid., « La Paix des Dieux », p. 226.

372.

Œuvres. Tome III, « Les Roses d’Ispahan », pp. 43-44.

373.

Jâmi, Abdol Rahmân Dašti. Medjnoun et Leïla, poème traduit du persan de Djamy par Antoine-Léonard Chezy. Paris, de l’Imprimerie de Valade, 1807, pp. 59-61.

374.

Œuvres. Tome II, « Nurmahal », éd. cit., p, 121.

375.

Pich, Edgard. Leconte de Lisle et sa création poétique : "Poèmes antiques" et "Poèmes barbares", 1852-1874. [Saint-Just-la-Pendue] : Chirat ; Caluire, 1975, pp. 408-409.

376.

Hadidi Javâd de l’Académie iranienne. De Sa’di à Aragon. Organisation de la culture et des Relations islamiques. Téhéran, Editions internationales Alhoda, 1999, P. 312.

377.

Œuvres.Tome II, « Nurmahal », éd. cit., p, 122.