Les poèmes de Hâfez sont regroupés dans un recueil intitulé Divân. Hâfez, qui est un surnom, signifie littéralement « celui qui sait le Livre saint par cœur », ce dont il s’est vanté dans son œuvre.
Aux VIIIe et IXe siècles de l’Hégire (XIVe et XVe siècles de notre ère) alors que le soufisme était à son apogée, le recueil de Hâfez en est imprégné et cet auteur se trouve ainsi au premier rang du soufisme et de la littérature persane. Hâfez n’est pas lu de la même façon en Orient et en Occident : en Orient c’est un mystique, en Occident c’est un poète. Quant à la structure des qazals, elle est d’après Bahâ-Ed-Din Xoram Šâhi dans L’Esprit et le langage de Hâfez, plutôt inspirée de celle du Coran que de celle des qazals des poètes qui l’ont précédé. En effet dans le Coran il n’y a pas d’ordre et d’unité de structure apparents, tout comme dans l’œuvre de Hâfez 387 , tout comme dans Les Nourritures terrestres.
Pour compléter ce qui précède, nous pouvons prendre comme exemple les cinq premiers qazals du recueil de Hâfez. Dans son premier qazal, le poète parle du vin et de la fête ensemble, de la difficulté à faire durer l’amour, du parfum des cheveux de la bien aimée qui crée l’émotion. Si le maître le demande, il ne faut pas respecter la religion. Le Sage connaît les coutumes des tavernes. La vie auprès du maître est difficile, il faut se dépêcher de servir la bien aimée, le chemin qui mène à la bien aimée est difficile. Pour ne pas être déshonoré, il faut écouter le maître. Il faut accorder toute son attention à la bien aimée et renoncer aux biens matériels. Dans le deuxième qazal la bien aimée cherche la perfection, le poète se complaît dans le vin, il n’y a aucun rapport entre l’ivrognerie et la vertu. Le vin fait oublier l’hypocrisie de la religion. Le poète regrette la bien aimée. Les ennemis ne peuvent tirer aucun bénéfice de l’esprit de la bien aimée. Chez la bien aimée tout a de la valeur, même la terre. Il ne faut pas que le cœur l’emporte sur la raison ; il est trop difficile d’attendre quand on est amoureux. Dans le qazal numéro trois, Hâfez parle de son amour pour un jeune Turc. Il faut boire du vin, en profiter avant la mort. Le cœur du poète n’est plus en paix, le bien aimé n’a pas besoin de l’amour imparfait du poète, le déshonneur fait partie de l’amour. Les jeunes préfèrent les conseils des vieux sages. Il faut profiter de la vie et ne pas chercher de réponse aux secrets du monde. Dans le quatrième qazal, le poète erre à cause de son amour et se demande pourquoi la bien aimée ne prend pas de ses nouvelles. En compagnie de la bien aimée il faut penser à ceux qui sont loin de la leur. Le poète se demande à nouveau pourquoi la bien aimée ne demande pas de ses nouvelles. Il faut de l’affection pour l’attirer. Il ne connaît pas les raisons de son refus, il lui reproche son absence d’affection. Il faut se souvenir des amoureux qui sont seuls. Dans le qazal numéro cinq le poète veut revoir la bien aimée. La vie est courte, il faut en profiter pour être généreux, pour être bon et pour préparer son salut. Si Dieu n’est pas d’accord avec les actes du poète, celui-là doit changer son destin. Le vin est meilleur que tout. Il faut respecter la bien aimée. Comme le miroir d’Alexandre la coupe de vin fait découvrir les mystères. Il faut rechercher la compagnie des êtres qui sont beaux. Le poète ne fait pas exprès d’aimer le vin.
Nous constatons qu’à l’intérieur des qazals le poète passe d’un thème à un autre sans lien et sans qu’il y ait non plus de lien entre les différents qazals. Malgré ce désordre nous pouvons trouver trois thèmes récurrents dans ces cinq qazals : le vin, les souffrances de l’amour, et la religion, ce qui permet penser que l’écriture des qazals est plus travaillée qu’elle ne le montre. Ces thèmes se retrouvent également dans les autres qazals qui sont en effet d’inspiration soufi, amoureuse, spirituelle, philosophique, matérialiste, et qui font l’éloge du vin. Vincent Mansur Monteil écrit à ce sujet qu’« il faut souligner [l’]alternance [des thèmes de Hâfez]. A première vue, ses ghazal donnent, le plus souvent, une impression de décousu, de désordre. Chaque « vers » (beit) forme un tout : c’est pourquoi l’ordre des vers peut être différent, selon les manuscrits et les éditions. Ce qui ne change presque jamais, c’est le premier mesra’ (hémistiche), c’est « l’attaque ». Et c’est par là qu’on identifie un poème. Le chaos apparent cache, pourtant, une technique savante, « une orchestration d’images et d’idées… La mosaïque des mots finit par former une véritable arabesque. La poésie de Hâfez est une belle miniature persane 388 . »
Le principe de ce que nous venons d’observer chez Hâfez au sujet du désordre apparent et de l’accumulation de nombreux thèmes se rencontre également chez Gide. Si nous résumons l’intégralité du livre premier et le comparons avec le second nous pouvons remarquer que la première partie du livre premier commence par le thème de la recherche de Dieu, qu’il est suivi par des explications sur la nécessité de la désinstruction puis par des réflexions sur le péché. Il se poursuit par des réflexions sur la difficulté de faire des choix dans la vie, il explique que Dieu est partout, que la façon dont on regarde la vie est plus importante que la vie. Il faut se détacher des connaissances, insister sur l’importance des désirs, il faut avoir de l’amour pour la différence, la ferveur est importante, il faut satisfaire ses désirs. La sympathie est différente de l’amour, le narrateur indique alors qu’il n’a plus rien à dire pour le moment. Il souhaite combler Nathanaël de joie. Il donne une définition de la mélancolie : « Tout être est capable de nudité, toute émotion de plénitude », il explique l’importance des sensations puis celle de la ferveur. « Tu ne m’as pas enseigné la sagesse, Ménalque. Pas la sagesse, mais l’amour. » Ménalque apprend aux enfants à quitter leur famille puis à se détacher de lui. Le passé détermine l’avenir. « Comprendre c’est se sentir capable de faire » ; « Formes diverses de la vie ; toutes vous me parûtes belles. » Il espère avoir connu toutes les passions et tous les vices. Il s’est jeté sur la vie sans retenue. Dans la deuxième partie du livre premier il évoque l’air froid de la nuit puis la fièvre des désirs apaisée par l’air froid. Il évoque la recherche épuisante du bonheur impossible des âmes, il raconte son attente inquiète après le départ de l’extase, il n’a pas encore rencontré Ménalque. Il espère la formation d’un être nouveau mais la nouveauté est-elle possible ? Il parle de la difficulté de la libération de l’esprit, de son désir de s’enfouir dans le sommeil. La clarté du soir est apaisante. Il raconte sa lente renaissance à la vie, il lui est impossible de parler, d’écouter, d’écrire. Il lit un poème anglais sur le désir d’habiter ailleurs près de la mer. Le narrateur désire ardemment une plénitude de vie, il désire également la nouveauté. Il raconte sa maladie, son voyage, sa rencontre avec Ménalque, sa convalescence et la rencontre de la nouveauté. La troisième partie est consacrée aux conseils à Nathanaël. Il parle des attentes de la nature, de l’attente de l’aube, de l’attente de la nuit. Le désir doit être de l’amour, Dieu ne peut pas être attendu, on le possède déjà. Tout son bien est son adoration. « Le sage est celui qui s’étonne de tout. » L’unique bien est la vie. Nathanaël doit brûler en lui-même tous les livres, le narrateur rédige la « ronde pour adorer ce que j’ai brûlé. » Toute connaissance doit être précédée d’une sensation, ainsi il a voulu tout toucher, tout posséder.
Malgré les nombreux thèmes présents en peu de pages, si nous reprenons les trois parties de ce premier livre nous pouvons nous rendre compte que trois thèmes sont récurrents et permettent de comprendre l’ensemble. Il s’agit du détachement de la connaissance, de l’importance des désirs et de la recherche de Dieu. Ces thèmes sont présentés dans la première partie ; dans la seconde partie le narrateur explique sa difficulté à les mettre en œuvre avant sa rencontre avec Ménalque et dans la troisième partie il les enseigne à Nathanaël.
Nous pourrions montrer de même que malgré le désordre apparent il existe un lien entre le livre un et le livre deux et qu’il en est ainsi pour tout le livre. En effet le livre un se termine par le texte suivant : « Certes, tout ce que j’ai rencontré de rire sur les lèvres, j’ai voulu l’embrasser, de sang sur les joues, de larmes dans les yeux, j’ai voulu le boire ; mordre à la pulpe de tous les fruits que vers moi penchèrent des branches. A chaque auberge me saluait une faim ; devant chaque source m’attendait une soif… » Les dernières lignes du livre I renvoient à ce que Gide vient de dire. Le livre deux commence ainsi :
‘« Nourritures !Donc chaque partie du livre est considérée comme une œuvre complète qui porte en elle le sens essentiel de l’ouvrage et qui est également en rapport avec les autres parties. Dans une lettre adressée à André Ruyters le 31 mai 1897, Gide écrit :
‘« Et maintenant, te parlerai-je de la composition ? […] Elle était difficile, puisqu’il fallait donner l’illusion qu’il n’y en a pas, puisqu’il fallait permettre à Nathanaël de prendre ce livre à la fois par tous les bouts, et pourtant il fallait aussi qu’aucun des morceaux de ce livre (fait de pièces et de morceaux), qu’aucune pièce ne fût déplaçable littérairement parlant) (encore que toutes déplaçables, psychologiquement parlant) (tu l’as bien compris) 389 . » ’Ce désordre apparent peut-être attribué à la même cause que celui de Hâfez puisque Gide cite en exergue un passage du Coran renvoyant directement au titre de son œuvre :
‘« Voici les fruits dont nous nous sommes nourris sur la terre 390 . » ’passage suivi quelques pages plus loin par une épigraphe de Hâfez :
‘« Mon paresseux bonheur qui longtemps sommeillaDes explications plus complètes se trouvent dans l’appendice I, II, E.
L'Amour, l'amant, l'aimé, Hâfez Širâzi Šams Eddin Mohammad.Cent ballades du Divân choisies, traduites du persan et présentées par Vincent Mansur Monteil en collaboration avec Akbar Tajvidi. Paris, Sindbad/ Unesco, 1989, p. 16.
André Gide -André Ruyters , Correspondance 1895-1950, édition établie, présentée et annotée par Claude Martin et Victor Martin-Schmets avec la collaboration, pour l’introduction, de Pierre Masson, Presse universitaire de Lyon, 1990, lettre 43, p. 50.
P. 9.
P. 17.