III Les thèmes empruntés aux poètes persans

A Les thèmes empruntés à Hâfez

a) Amour, Religion et philosophie

Nous avons comparé la structure des Nourritures terrestres avec celle du Recueil de Hâfez. Or non seulement Gide s’est inspiré de la structure de l’œuvre de Hâfez mais il lui a également emprunté certains thèmes. Hâfez traite plusieurs sujets philosophiques, religieux et amoureux dans chaque qazal comme nous le montre le poème ci-dessous :

‘« Seigneur, que mon ami retourne
sain et sauf de son long voyage.
Et qu’il me délivre des liens
de ceux qui me couvrent de blâmes ! 415
Que l’on m’apporte la poussière
du chemin de l’ami en route,
Pour que je la mette à demeure
dans mes yeux qui voient l’univers ! 416
De six côtés, de toute part,
hélas, on m’a fermé la route :
Par cette mouche, par ces traits,
par ces boucles, par ce visage,
Et par ces joues et cette taille 417 .
Je suis dans tes mains, aujourd’hui,
et je te demande une grâce.
Demain, quand je serai poussière,
a quoi bon pleurer de regret ?
Toi qui prétends parler d’amour
avec des discours et des phrases,
Nous n’avons plus rien à te dire :
alors, adieu et bon voyage !
O derviche, ne te plains pas
du cimeterre des amis,
Car ils prennent une rançon
à ceux-là qu’à mort ils ont mis !
Toi qui prétends parler d’amour Mets le feu à ton froc ! L’arcade
des sourcils de notre échanson
Vaut mieux que le coin du mihrâb
où ton imâm tient sa station.
Que Dieu me garde de me plaindre
de ta cruelle tyrannie ;
Tout est grâce aux êtres gracieux :
généreuse est leur injustice !
Hâfez ne cesse pas de parler
de tes boucles,
Car leur chaîne est continue
jusqu’à la Résurrection 418 . »’

Dans ce poème, Hâfez demande à Dieu de lui rendre son ami. Il évoque son amour et son dévouement pour lui ; il exprime ses idées philosophies sur l’importance de profiter du moment présent ; il critique les derviches et la religion en défendant son ami et il déclare son admiration pour lui. Le poète donne son avis sur le bien aimé et exprime une nouvelle fois son admiration et sa fidélité envers lui. Nous pouvons constater que du début jusqu’à la fin du qazal, Hâfez évoque l’amour, la religion et la philosophie et passe plusieurs fois dans le désordre d’un de ces thèmes à l’autre. Ce poème peut être rapproché de l’extrait suivant du livre premier des Nourritures terrestres (le même rapprochement pourrait être fait avec d’autres passages) :

‘« Où que tu ailles, tu ne peux rencontrer que Dieu. – Dieu, disait Ménalque : c’est ce qui est devant nous.
Nathanaël, tu regarderas tout en passant, et tu ne t’arrêteras nulle part. Dis-toi bien que Dieu seul n’est pas provisoire. 

Que l’importance soit dans ton regard, non dans la chose regardée.
Tout ce que tu gardes en toi de connaissance, distinctes restera distinct de toi jusques à la consommation des siècles. Pourquoi y attaches-tu tant de prix ?
Il y a profit aux désirs, et profit au rassasiement des désirs - parce qu’ils en sont augmentés. Car, je te le dis en vérité, Nathanaël, chaque désir m’a plu enrichi que la possession toujours fausse de l’objet même de mon désir.

Pour bien des choses délicieuses, Nathanaël, je me suis usé d’amour. Leur splendeur venait de ceci que j’ardais sans cesse pour elles. Je ne pouvais pas me lasser. Toute ferveur m’était une usure d’amour, une usure délicieuse.
Hérétique entre les hérétiques, toujours m’attirèrent les opinions écartées, les extrêmes détours des pensées, les divergences. Chaque esprit ne m’intéressait que par ce qui le faisait différer des autres. J’en arrivai à bannir de moi la sympathie, n’y voyant plus que la reconnaissance d’une émotion commune.
Non point la sympathie, Nathanaël, -l’amour.

Agir sans juger si l’action est bonne ou mauvaise. Aimer sans s’inquiéter si c’est le bien ou le mal.
Nathanaël, je t’enseignerai la ferveur.

Une existence pathétique, Nathanaël, plutôt que la tranquillité. Je ne souhaite pas d’autre repos que celui du sommeil de la mort. J’ai peur que tout désir, toute énergie que je n’aurais pas satisfaits durant ma vie, pour leur survie ne me tourmentent. J’espère, après avoir exprimé sur cette terre tout ce qui attendait en moi, satisfait, mourir complètement désespéré.’ ‘Non point la sympathie, Nathanaël, l’amour. Tu comprends, n’est-ce pas, que ce n’est pas la même chose. C’est par peur d’une perte d’amour que parfois j’ai pu sympathiser avec des tristesses, des ennuis, des douleurs que sinon, je n’aurais qu’à peine endurés. Laisse à chacun le soin de sa vie 419 . » ’

Dans cet extrait Gide évoque Dieu et sa présence partout ; l’importance de la façon dont on regarde la vie ; l’importance des désirs ; l’amour et la ferveur ; « hérétique entre les hérétiques » ; la sympathie qui est différente de l’amour et l’idée qu’il faut « aimer sans s’inquiéter ». Il évoque ensuite une nouvelle fois la ferveur, les désirs et l’amour. Ainsi non seulement nous retrouvons les mêmes thèmes traités par Hâfez à savoir l’amour, la religion et la philosophie, mais de plus, Gide comme Hâfez, passe d’un thème à l’autre dans le désordre dans un court extrait.

Notes
415.

Les notes qui suivent et qui concernent ce poème n’appartiennent pas au traducteur ; nous les avons ajoutées dans un souci de clarté.

Lorsque son ami est absent, le poète est abattu et a un comportement irrationnel qui lui attire les blâmes de son entourage. Lorsque son ami sera revenu, il aura retrouvé un comportement normal et ne sera plus la cible des moqueries.

416.

L’ami a tellement de valeur que même la poussière du chemin où il a posé ses pieds est importante. Le poète est prêt à l’utiliser par amour à la place du khôl.

417.

L’esprit du poète est occupé par son amant à cause de ses six caractéristiques parfaites.

418.

L'Amour, l'amant, l'aimé, éd. cit., p. 89.

419.

Pp. 20-22 des Nourritures terrestres.