b) Hâfez et Nathanaël

Nous savons que Hâfez qui signifie littéralement « celui qui sait le Livre Saint par cœur » n’est pas le vrai nom du poète. Presque à la fin de tous ses qazals, pour conclure, le poète s’adresse à Hâfez. Cette conclusion peut évoquer une leçon de morale :

‘« Hâfez, tu peux boire du vin,
Te dissiper, te mettre à l’aise ;
mais ne triche pas : le Coran
n’est, que pour l’hypocrite, un piège ! »  420   ’

Elle formule parfois un souhait :

‘« Hâfez, verse donc une graine
des larmes que tu as aux yeux,
Pour que vienne se prendre au piège
l’Oiseau qui nous unit tous deux 421 . » ’

Ou bien elle transmet un message : 

‘« Hâfez est triste d’être séparé de toi :
c’est un pacte éternel qu’il conclut avec toi 422 . »’

Nathanaël, le personnage créé par Gide dans Les Nourritures terrestres n’est autre que le narrateur. « « Je » et Nathanaël forment une seule et même entité 423 . » Comme Hâfez, Gide s’adresse à Nathanaël pour donner une leçon de morale : « Une existence pathétique, Nathanaël, plutôt que la tranquillité 424 . » ou « Nathanaël, que chaque attente, en toi, ne soit même pas un désir, mais simplement une disposition à l’accueil 425 . » Il lui adresse la parole pour exprimer son souhait : « Nathanaël, j’aimerais te donner une joie que ne t’aurait donnée encore aucun autre 426 . » Ou « Nathanaël, que chaque attente, en toi, ne soit même pas un désir, mais simplement une disposition à l’accueil 427 . » Ou simplement il s’adresse à Nathanaël pour transmettre un message :

‘« Ce que j’ai connu de plus beau sur la terre,
Ah ! Nathanaël ! c’est ma faim.
Elle a toujours été fidèle.
A tout ce qui toujours l’attendait 428 . »’

Dans André Gide et la littérature persane, M. Honarmandi pense que le personnage de Nathanaël a pour origine un autre personnage de la poésie persane, Sahgi : « En parcourant Les Nourritures terrestres, le premier nom propre qui nous tombe sous les yeux, c’est Nathanaël […] Mais, chez Khayyâm ainsi que chez Hâfez, Nathanaël porte un autre nom : il s’appelle Saghi (=l’échanson).

Saghi, chez Khayyâm ainsi que chez Hâfez, est un compagnon de beuverie dont le sexe n’a pas d’importance mais qui apparaît toujours comme un accessoire du vin 429 . » Pourtant dans Les Nourritures terrestres, Nathanaël n’est pas un « accessoire » mais un personnage clé de l’œuvre, qui est présent tout au long du livre contrairement à Saghi qui est présent dans certains qazals seulement. Chez les poètes persans, Saghi est un autre personnage que le narrateur, alors que Nathanaël n’existe pas : « Ne te méprends pas, Nathanaël, au titre brutal qu’il m’a plu de donner à ce livre ; j’eusse pu l’appeler Ménalque, mais Ménalque n’a jamais, non plus que toi-même, existé 430 . »

Dans certains cas, comme Hâfez, Sa’di, de son vrai nom Mošleh ed Din Abdallah, s’adresse à lui-même : « Telle est la loi de l’amour. C’est de Sa’di surtout qu’il faut l’apprendre, parce qu’elle a toujours été l’objet de son étude, qu’il en connaît toutes les pratiques, comme un habitant de Bagdad connaît les finesses de la langue arabe 431 . » Dans certains cas, nous retrouvons la même technique littéraire chez Xayyâm, de son vrai nom Hakim Abol fath Omar ebne Ebrâhim : « Ô Khèyam ! pourquoi tant de deuil pour un péché commis ? Quel soulagement plus ou moins grand trouves-tu à te tourmenter ainsi ? Celui qui n’a point péché jouira pas de la douleur du pardon. C’est pour le péché que le pardon existe ; dans ce cas, quelle crainte peux-tu avoir 432  ? »

Notes
420.

Ibid. p. 31.

421.

Ibid. p. 35.

422.

Ibid. p. 45.

423.

Wittmann Jean Michel. Symboliste et déserteur, les œuvres  fin de siècle d’André Gide. Paris, Editions Champion, 1997, p. 297.

424.

Les Nourritures terrestres, p. 21.

425.

Ibid. p. 29.

426.

Ibid. p. 22.

427.

Ibid. p. 29.

428.

Ibid. p. 38.

429.

P. 16.

430.

Les Nourritures terrestres, p. 15.

431.

Le Jardin des roses, éd. cit., chapitre V, p. 203.

432.

Les Quatrains de Khèyam, traduits du persan par J.B. Nicolas. Paris, Imprimerie Impériale, 1867, p. 24.