b) La présence des garçons

Sa’di a consacré le troisième chapitre du Bustân et le cinquième chapitre du Golestân au thème de « l’amour ». Dans la plupart des récits de ce chapitre, les beaux serviteurs sont la cible de l’amour des hommes. Tout au long de ses récits nous sommes témoins des maximes concernant les relations (rapports) avec les garçons comme nous l’indique l’extrait suivant : « Un courtisan avait un jeune esclave d’une beauté excellente, qu’il aimait avec passion. S’entretenant un jour avec un des amis : « Quel dommage, disait-il, qu’un esclave si beau ait une méchante langue, et soit sujet à tant de vices !

- Ô mon frère, répondit l’ami, dès que vous avouez votre amour, il n’y a plus d’esclavage. Entre un amant et un objet aimé, les noms de maître et d’esclave doivent disparaître. Souvent dans leurs jeux et leurs plaisirs, ils changent de rôle. Comment pourraient-ils conserver, l’un son empire, l’autre sa docilité 436  ? » »

Dans Le Divân de Hâfez, nous rencontrons également certains passages où Hâfez évoque l’amour homosexuel :

‘« Quand la rose et le vin et l’ami sont à toi,
le roi du monde est ton esclave, ce jour-là.

N’éclairez pas notre assemblée à la chandelle :
le clair de lune de l’ami se passe d’elle !

le vin, certes, est licite, selon notre loi,
mais il est illicite si tu n’es pas là !

J’écoute la voix du roseau, celle du luth,
et je cherche des yeux le rubis de tes lèvres
et la coupe de vin qui circule entre nous.

Pourquoi répandre du parfum ici, chez nous,
quand nous embaume l’odeur de ta chevelure ?

Ne parle pas du goût du candi, ni du sucre,
car ma bouche est sucée au goût de tes deux lèvres ! » 437

Cette représentation de l’amour est courante à l’époque. En parcourant Les Nourritures terrestres, nous nous rendons compte que les garçons sont nommés à plusieurs reprises par Gide : « Un enfant m’a suivi dans ce jardin entouré de murs, s’accrochant à la branche qui frôlait l’escalier. L’escalier menait à des terrasses longeant ce jardin ; l’on n’y paraissait pas pouvoir entrer.

O petite figure que j’ai caressée sous les feuilles ! jamais assez d’ombre n’aura pu voiler ton éclat, et l’ombre des boucles sur ton front paraît toujours encore plus sombre 438  »  ; « Deux beaux garçons, pieds nus, récoltaient le grain 439  » ; « il y en a que méprisent les sages hommes

Mais qui excitent les petits enfants 440  » ; « un sourire et une caresse au petit garçon de la forge, […] une femme à qui je puis sourire ; près de la hutte, un baiser à son petit enfant 441 … » ; « Il était là, contre moi ; je sentais aux battements de son cœur que c’était une créature vivante, et la chaleur de son petit corps me brûlait. Il dormait contre mon épaule ; je l’entendais respirer. J’étais gêné par la tiédeur de son haleine, mais je ne bougeais point de peur de l’éveiller. Sa tête délicate ballottait aux grands cahots de la voiture où nous étions horriblement entassés ; les autres aussi dormaient encore, épuisant un reste de nuit 442  » ; « Ah ! que ne suis-je au temps où, avec les enfants du fermier dont la chair en sueur sentait bon, au temps où nous courions entre les jambes des vaches ; nous cherchions des œufs dans les coins des râteliers 443 … »

Lorsque Gide écrit qu’il a « vécu avec Sadi [sic], Ferdousi, Hafiz et Khayyam aussi intimement […] qu’avec nos poètes occidentaux », l’adverbe « intimement » nous montre à quel degré Gide a pu se sentir proche de ces poètes. Il peut alors sembler normal de penser qu’il a épousé sur de nombreux points leurs idées. C’est là que se pose le problème de l’interprétation de thèmes comme le vin ou les relations avec les jeunes garçons qui sont pour le moins surprenants pour un Occidental non familier de la poésie persane. Lorsque nous avons traité de Xayyâm nous avons vu que Gide a préféré la traduction de Fitzgerald à celle de Nicolas, ce qui peut montrer que Gide n’a jamais voulu ou pu considérer autrement la poésie persane qu’avec le regard d’un Occidental et qu’il a donc pris au sens premier ce qui était dit au sujet des jeunes garçons et a pensé que les poètes persans parlaient d’homosexualité en prenant la nature pour cadre, comme moyen de comparaison ou en lui donnant un sens symbolique. Gide considère que dans la traduction d’un texte, c’est la fidélité à l’esprit du texte qui doit être prise en compte plus que la connaissance de la langue originale, ce qui peut donner lieu à plusieurs interprétations. Il préférait la traduction littéraire à la traduction littérale : « il tenait à sa méthode de traduction, qu’il appliquerait ultérieurement à Shakespeare, Pouchkine et Tagore, et qui érigeait justement en principe la méconnaissance initiale de la langue originale du texte, afin de mieux trouver intuitivement la correspondance idéale en français. Partant du principe qu’il n’y a pas d’équivalents parfaits entre les langues, il considérait l’art de la traduction comme un travail de transposition, qui supposait une fidélité à l’esprit du texte plus qu’à sa lettre, ainsi qu’une connaissance parfaite de la langue dans laquelle cette transposition devait se faire 444 . »

Si nous lisons la poésie persane comme la poésie occidentale, un problème d’interprétation se pose très vite au sujet de la présence des jeunes garçons, du vin… comme nous l’avons vu pour Xayyâm, il est très tentant de voir en ces poètes persans des homosexuels, des pédophiles débauchés. C’est ainsi que Gide l’a vu et c’est de cet aspect de l’œuvre des poètes persans qu’il s’est inspiré. Il signale dans une note du Corydon : « Les Perses, à l’école des Grecs, ont appris à s’accoupler avec des garçons 445 . »

‘« En vérité, l’époque où la pédérastie s’affirmait officiellement à la cour persane date de quelques siècles avant Hâfez, […] Pourtant, il faut distinguer entre Nazar Bâzi (= Contemplation amoureuse) et homosexualité en tant qu’acte sexuel chez les poètes persans 446 . »’

Pourtant, dans la poésie persane, l’amour ne se réduit pas uniquement à l’homosexualité. Dans certains cas, l’amour hétérosexuel est aussi évoqué. Nous rencontrons les exemples suivants tout particulièrement dans Le divan de Hâfez :

‘« […] Embrasse pour moi sa litière
et dis-lui ma triste requête :
« Je me consume loin de toi :
viens, tendre amie, à mon secours. »
[…] Mon cœur rend l’âme avec plaisir
pour les yeux ivres de l’amie,
Bien que les gens sages ne cèdent
leur libre arbitre à nul vivant.
[…] Hâfez, puisse son nom venir
sous la plume de son amie ;
C’est là tout ce que je demande
à la plus haute Seigneurie 447 . »

« […] J’ai tenu un propos en l’air :
ô mon amour, pardonne-moi !
Sois coquette, pour que je sois
mieux inspiré, une autre fois ! » 448

Donc si nous essayons de faire une explication des poèmes persans et des textes de Gide en utilisant les mêmes outils d’analyse, notamment les symboles liés à la nature tels que nous pouvons les comprendre aujourd’hui, nous nous rendons compte que leur sens est commun (ou que le traitement de l’homosexualité est identique.) Mais cette méthode n’est pas fiable car nous ne pouvons pas même suggérer l’hypothèse que les poètes persans et Gide aient utilisé les mêmes thèmes dans le même sens tant l’époque et la culture étaient différentes.

Notes
436.

Le Jardin des roses, éd. cit., chapitre V, p. 182.

437.

L'Amour, l'amant, l'aimé, éd. cit., p. 53.

438.

P. 52.

439.

P. 22.

440.

P. 31.

441.

P. 94.

442.

P. 96.

443.

P. 105.

444.

André Gide -André Ruyters , Correspondance 1895-1950, éd. cit., p. XLVIII.

445.

Corydon, André Gide, p. 172, note 1. Citation de (Hérodote, I 135.)

446.

Honarmandi Hassan, André Gide et la littérature persane : recherches sur les sources persanes de l’œuvre de Gide, publié par la Direction Générale des Publications, Ministère de la Culture et des Arts, Paris, novembre 1973, p. 53.

447.

L’Amour, l’amant, l’aimé, éd. cit., qazal 261 : « A l’absente », pp 201-203.

448.

Ibid., qazal 341 « La chaîne et fou », page 229.