Conclusion

Tout au long de ce travail, nos recherches nous ont permis de constater que dans tous les domaines, le nombre de traductions a augmenté considérablement en France au cours du dix-neuvième siècle. Alors qu’auparavant, nous ne trouvions que quelques livres sur le mazdéisme, le nombre d’ouvrages traduits et écrits sur cette ancienne religion de l’Iran dépasse la cinquantaine à la fin du siècle. Le nombre de dictionnaires s’est multiplié à la fois en France et en Perse. De nombreux contes persans furent traduits en français. Les premiers livres écrits directement en français sur la grammaire persane parurent à cette époque ainsi que les premiers ouvrages linguistiques. Nous avons de nombreux livres sur la géographie de la Perse et sur les ethnies persanes.

Outre les missionnaires, plusieurs voyageurs ont laissé des récits, des lettres, des notes et des comptes rendus de voyage. Nombreux furent les ouvrages sur l’histoire de la Perse, ses mœurs, ses usages et coutumes. Nous avons pu constater que pour la première fois, les recueils de nombreux poètes persans connus furent traduits en français alors que dans ce domaine, les traductions étaient rares. Seul, le Golestân de Sa’di avait été traduit au cours des siècles précédents. Au XIXe siècle, le nombre d’articles et de comptes rendus sur les poètes persans a pris une ampleur considérable. Les ouvrages généraux ont été nombreux au cours de ce siècle.

Nous avons de même résumé les relations historiques entre la France et la Perse. Ces relations qui étaient très distendues au XVIIIe siècle furent reprises entre les deux pays.

Parmi les œuvres persanes traduites en français, nous avons étudié celle de Xayyâm dans le chapitre La traduction des Quatrains d’Omar Xayyâm en France au XIX e siècle. Nous avons d’abord tenté de comprendre pourquoi certains écrivains avaient préféré la traduction de Fitzgerald à la traduction de Nicolas. En comparant le texte persan avec la traduction française de Nicolas, nous avons pu remarquer qu’un problème se posait rapidement lors de la lecture des quatrains, concernant leur sens. La présence récurrente de quelques mots comme le vin, la taverne, le bien-aimé, les traits du bien-aimé était déconcertante pour le lecteur français qui connaissait mal le soufisme et la culture persane. On se demandait pourquoi le poète parlait toujours de ces thèmes. Dans la traduction de la plupart des quatrains, le sens critique et le ton ironique ne sont pas rendus. La traduction en prose de Nicolas était lourde et sans intérêt littéraire.

A la différence de Nicolas, Fitzgerald ne proposait pas une traduction littérale. Il prenait le parti de retracer quatrain après quatrain une journée de la vie de Xayyâm, ce qui lui permettait de condenser la conception de l’existence du poète telle qu’il la percevait. Ainsi il était impossible que le lecteur des Quatrains de Xayyâm à travers la traduction de Nicolas en ait la même perception que le lecteur de Fitzgerald qui d’ailleurs n’avait pas manqué de critiquer la traduction de Nicolas. La traduction de Fitzgerald était très intéressante par la forme -ce qui n’était pas le souci de Nicolas- et par conséquent plus attirante mais elle posait problème du point de vue de son contenu.

La querelle entre les partisans d’une interprétation mystique des quatrains et ceux d’une interprétation matérialiste apparut à la suite de ces deux traductions. Nicolas voyait Xayyâm comme partageant les idées du soufisme. Cependant son interprétation mystique n’était pas aussi évidente qu’elle le paraissait.

Comme Fitzgerald, Gide et Renan voyaient en Xayyâm un épicurien. Jean Lahor voyait en Xayyâm un soufi. Il épousait l’interprétation mystique de Nicolas dans tous les domaines. Théophile Gautier le considérait à la fois un soufi et un épicurien.

Dans nos recherches, en comparant la traduction des ouvrages persans avec les œuvres des écrivains français, nous avons pu constater que les premiers ont souvent inspiré les seconds. Dans Les Orientales, en exergue à quelques poèmes, se trouvent des extraits du Golestân de Sa’di. Le poème « Le Derviche », par certains aspects, ressemble aux récits du chapitre « Des Rois » du Golestân. Le poème « L’Enfant » est inspiré de la poésie persane notamment de l’œuvre de Sa’di. Certains passages du poème « Sultan Achmet » ressemblent au qazal III du Divân de Hâfez. Nous avons trouvé présent, tout au long de « Novembre », le contenu d’une épigraphe de Sa’di.

Hugo cite les noms de quelques poètes ainsi que les noms propres persans dans La Légende des Siècles. Un poème est consacré entièrement à Ferdowsi. Plusieurs noms utilisés dans Le Livre des Rois sont repris dans La Légende des Siècles.

Nous trouvons la source principale du poème « l’Exode de Nemrod » de la Fin de Satan dans la Chronique de Tabari.

Dans Dieu, Hugo fait allusion à des personnages persans. Plusieurs images et thèmes du Langage des oiseaux sont repris dans ce recueil. Le dialogue entre le corbeau et l’homme ailé dans « Le Corbeau » est consacré à la religion de Zoroastre et au combat permanent que mène Ahurâ Mazdâ ou Ormozd, le représentant du bien contre Ahriman, l’incarnation du mal. L’oiseau est une référence commune aux deux poètes. Le thème de l’anéantissement du corps comme condition sine qua non pour découvrir Dieu et les mystères du monde est commun à la fin des deux recueils.

Comme nous avons pu le remarquer, Jean Lahor a été aussi inspiré par les poètes persans. La première chose qui attire notre attention en lisant ses recueils, c’est la forme empruntée aux quatrains de Xayyâm. Jean Lahor a utilisé cette forme pour composer Les Quatrains d’Al Ghazali  et la plupart des poèmes de  L’Illusion. Il s’est inspiré de tous les thèmes utilisés par Xayyâm. Ces poèmes présentent une vision imprégnée d’autant de pessimisme que de scepticisme. Etant lui-même scientifique et poète, ces deux caractéristiques de Xayyâm ont attiré son attention. Jean Lahor a considéré Xayyâm comme un scientifique du XIXe siècle qui aurait eu une grande passion pour la littérature et dont les idées étaient en parfait accord avec les nouveaux courants de pensée notamment le positivisme. Dans ses recueils, Jean Lahor s’est aussi inspiré d’autres poètes persans, particulièrement Hâfez, pour certains thèmes et mots. Dans un poème de L’Illusion, « L’Océan de l’âme divine », il s’est inspiré de « L’histoire des papillons »du Langage des oiseaux.

Nous avons pu constater que Judith Gautier s’était également inspirée de la littérature persane. Dans Iskender, on trouve des récits à la manière des conteurs persans. Elle s’inspire de sa rencontre amoureuse avec Mohsen Xân pour décrire la rencontre entre Rouscheneck et Bithekoum dans le récit du Trône des Kéianis. Nous remarquons que l’origine du récit du Trône des Kéianis, excepté la rencontre entre Bithekoum et Rouscheneck, figure dans le tome trois du Šâhnâmè. Certaines descriptions des personnages et des scènes de guerre ont été empruntées à Ferdowsi. L’origine du récit des Quatre Merveilles de Keïd et celle de quelques extraits de la Perle de Lackmi se trouvent de même dans Le Livre des Rois.

Dans les Fleurs d’Orient, hormis quelques détails, l’histoire de Leïla se trouve entièrement dans le Medjnoun et Leïla de Jâmi. Plusieurs images et expressions lui ont été empruntées. Dans ce chapitre, nous avons pu remarquer que Gobineau et Leconte de Lisle également se sont inspirés de ce recueil persan.

Gide enfin a eu connaissance des principaux poètes persans qui l’ont beaucoup intéressé. Après avoir comparé les recueils des poètes persans avec les Nourritures terrestres, nous avons pu constater qu’il s’est inspiré de ces poètes tant pour la structure que pour le contenu. Le désordre apparent du Divân de Hâfez se trouve aussi dans les Nourritures terrestres. Comme les poètes persans, le narrateur des Nourritures terrestres s’exprime à la première personne du singulier. Cependant la source la plus évidente pour la répartition en huit chapitres et le style fait à la fois de prose et de vers est le Golestân. Les Nourritures terrestres ressemblent par certains aspects à un journal de voyagetout comme le Golestân qui est le fruit des études, des divers voyages et rencontres du poète persan en Afrique du Nord et au Moyen-Orient. Le sujet principal du Golestân est la morale, comme Les Nourritures terrestres qui peuvent également apparaître comme un traité de morale destiné à l’éducation de Nathanaël.

Non seulement Gide s’est inspiré de la structure de l’œuvre de Hâfez, mais il lui a de même emprunté quelques thèmes. Hâfez évoque plusieurs sujets philosophiques, religieux et amoureux dans chaque qazal. Dans Le Divan, presque à la fin de tous ses qazals, pour conclure, le poète s’adresse à Hâfez qui n’est autre que lui-même. Cela pour avancer une leçon de morale, pour formuler un souhait ou bien pour transmettre un message. Nous retrouvons la même technique littéraire chez Gide où le narrateur, à l’exemple de Hâfez, s’adresse à Nathanaël qui est lui-même.

Sa’di a consacré le troisième chapitre du Bustân et le cinquième chapitre du Golestân au thème de « l’amour ». Dans la plupart des récits de ce chapitre, les beaux serviteurs sont l’objet de l’amour des hommes. Dans le Divân de Hâfez, nous rencontrons aussi certains passages où Hâfez évoque « l’amour homosexuel ». En parcourant Les Nourritures terrestres, nous nous rendons compte que les garçons sont l’objet de l’amour chez Gide. Il a considéré la poésie persane avec le regard d’un occidental et il a pris au sens premier ce qui était dit au sujet des jeunes garçons. Il a pensé que les poètes persans parlaient d’homosexualité en prenant la nature pour cadre, comme moyen de comparaison ou en lui donnant un sens symbolique.

Certes, les écrivains que nous avons étudiés ne sont pas les seuls à s’inspirer de la littérature persane au XIXe siècle. Alfred de Musset dans Histoire d’un merle blanc, Jules Michelet dans La Bible de l’Humanité (Histoire de Perse) et Armand Renaud dans Les Nuits persanes se sont également inspirés de la littérature persane.

Cet échange littéraire s’est prolongé tout au long du XXe siècle notamment chez des auteurs persans comme Foruq Farrox Zâd, Ahmad Šâmlu et Mehdi Axavân Sâles. En France, parmi les écrivains français qui ont subi l’inspiration persane, nous pouvons citer Maurice Barrès dans Un Jardin sur l’Oronte, Henry de Montherlant dans L’Eventail de Fer et Louis Aragon dans Elsa, Le Fou d’Elsa et Les Yeux d’Elsa.